Le vieux docteur et son rival malade
Six heures et quart à Bamako. Entre vingt et vingt-deux degrés Celsius. Je suis au département Odontologie du Centre hospitalier universitaire de Bamako. Coincé entre deux grosses mémères chantant des berceuses bizarres en bambara à leurs gosses pleurnichant. Qu’elles font tellement d’enfants, les Sahéliennes, les Maliennes et Nigériennes surtout ! Brice Hortefeux, champion en blagues racistes, déclarerait, en riant goguenard « Que fait une Malienne ou une Nigérienne quand elle ne baise pas ? Elle accouche ». Et à Pascal Sevran de rectifier « C’est pas elles, c’est les bites de la mort de leurs maris, faut les leur couper. »
Je suis, donc, au département Odontologie du Centre hospitalier universitaire de Bamako, la tête en feu sous la douleur, pestant sous ce désagréable concert de cris et de pleurs de ces gosses baignés de morve et d’urine. Voici plus de trois jours que je ne dors pas bien, que je ne mange pas bien, que je vis mal, à cause d’une molaire, cassée depuis mon enfance, qui a décidé de me torturer durant cette période de froid. Les calmants et antibiotiques dont je me gave à longueur de journée n’ont rien pu changer à mon calvaire. Cette nuit, spécialement, je n’ai pas fermé l’œil pour trente minutes, sous la vive douleur, et les rares instants où j’arrivais à m’assoupir étaient entrecoupés de cauchemars. D’horribles cauchemars. Le tout dernier de ces rêves terrifiants, qui m’avait fait prendre la résolution qui m’a fait venir ici ce matin, était particulièrement horrible. Je m’étais vu en compagnie de Faure Gnassingbé, le président de la République togolaise, et quelques-uns de ses vieux ministres, en train de fêter le 13 Janvier, la date de l’assassinat du père de l’Indépendance de notre pays que Gnassingbé Eyadema, feu notre mal-aimé père de la nation, avait pendant presque quatre décennies érigée en fête nationale ! Voir Faure Gnassingbé en rêve est déjà en soi l’un des plus grands malheurs qu’on puisse souhaiter à un Togolais normal, et se voir en sa compagnie en train de célébrer un anniversaire d’assassinat ! Je m’étais réveillé, en sursaut, terrifié, le corps en sueur, en hurlant « Non, mon Dieu, pas ça, je ne veux pas, pas ça, mon Dieu… » ! Il faut que je me fasse enlever cette vilaine maudite dent, avais-je décidé, avant qu’elle ne me fasse rêver de Jacob Zuma m’amenant niquer des séropositives ou Silvio Berlusconi m’invitant à caresser le clitoris d’une pute mineure. Je dois me faire enlever cette dent. Impérativement ! Dès le matin !
Euh… Ouais… Je suis, donc, au département Odontologie du Centre hospitalier universitaire de Bamako. Mon tour arrive après plus de deux heures d’attente dans la douleur et sous les hululements de ces petits hiboux de gosses insensibles à mon pétrin. Je me dirige, le menton enflé soutenu par la main gauche, vers le cabinet N° 6 où je dois me faire traiter. Je frappe et ouvre la porte. Stupéfaction, stupeur d’un homme fraîchement marié qui rentre le soir et surprend au lit sa nouvelle dulcinée gémissant, de plaisir, sous les coups de boutoir de son chien. Je laisse un « Euh… » lent et étiré sortir de ma bouche chaude, sous le regard plus stupéfait que le mien du docteur assis devant son bureau, à deux mètres de moi. Il m’avait aussi reconnu ! Seules les montagnes ne se rencontrent pas ! Ce vieil adage a raison. Aujourd’hui c’est aujourd’hui, comme on le dit chez moi !
Mars 2008. J’étais stagiaire bling bling à la Banque de l’Habitat du Mali. Je venais à peine d’arriver au Mali, encore sous le charme irrésistible de la beauté ineffable des Maliennes. Mariam D. une jeune stagiaire comme moi, m’emballait particulièrement. Belle, bien évidemment, avec une chute de hanches à faire bander un vieillard moribond atteint d’un cancer de la prostate en phase terminale. Le genre de femme pour laquelle vous êtes prêts, mes chers enfants, à aller dépecer le Loch Ness avec les mains nues. Il me fallait cette fille ! Obligatoirement !
A la drague ! Invitations presque tous les midis dans des restaurants huppés de Bamako, quelques sorties les week-ends, de petits cadeaux emballés… avec mon maigre salaire de stagiaire ! Ah, virus intrajambaire, quand tu nous tiens ! Rien de consommé jusque-là, je le précise, elle n’est pas une de ces filles qui se laissent transpercer facilement, m’avait-elle prévenu. J’étais étranger et cela rendait l’affaire plus compliquée. Mais j’espérais. Elle acceptait volontiers toutes mes invitations, et c’était un très bon signe, la nique vient toujours après les invitations acceptées, notez-le dans vos agendas de la drague, mes petits. Je devais espérer. J’espérais. Et j’espérai jusqu’au jour où elle me confia une mission, pour la débarrasser d’un lourd fardeau qui l’emmerdait depuis des mois. Elle avait dépouillé pendant plus de six mois un vieux vert-galant qui ne voulait plus la laisser tranquille. Je devais passer par tous les moyens pour la libérer, définitivement, de ce vieux parasite. Adepte des coups louches, j’acceptai cette mission si facile et lui demandai d’arranger un rendez-vous, dans un bar très visité, avec son vieillot. J’allais me charger du reste.
Cette après-midi, entre treize et quatorze heures, je débarquai, suivi d’un ami malien, dans le bar où le papito trinquait tranquillement avec Mariam D.
– Monsieur, c’est donc vous qui avez décidé, depuis un certain temps, de harceler ma fiancée, hein ! Elle a passé tout son temps à vous demander de la laisser tranquille mais vous avez, irresponsable que vous êtes, continué de la poursuivre. Eh bien, je vais vous montrer aujourd’hui qu’il faut se respecter quand on est âgé.
Le vert-galant, subitement flétri sous le regard de la cinquantaine de clients qui buvaient dans le bar, se leva timidement et me demanda de me calmer, tout allait se régler dans le calme.
– Je ne vais pas me calmer, ai-je hurlé en bombant le torse pour imposer ma petite taille, vous harcelez ma fiancée et vous me demandez de me calmer, hein ! Regardez ce vieux libidineux qui ne peut pas se respecter, que voulez-vous régler dans le calme avec moi, hein, mon vieux bouc ? Je vais vous apprendre ce soir à vous respecter, vieil idiot…
Et ce monsieur d’une soixantaine d’années, vilipendé pour sa libido insatiable, s’était calmement frayé un chemin, la tête baissée et lourde de honte, entre les clients qui le dévoraient des yeux en murmurant, jusqu’à sa voiture, sous mes injures et menaces… Je gagnai Mariam D. définitivement libérée de son pian, pour trois mois, avant de me faire plaquer un beau matin, parce qu’elle me trouvait trop pingre et pas très gentil.
Ce matin donc, avec une partie de mon visage enflée, je me retrouve, après presque trois ans, devant cet homme que j’avais humilié, en blouse blanche, m’attendant pour m’arracher ma dent ! Celui qui me prend pour son rival, son ennemi, doit me soulager de ma vive douleur ! Terre et Ciel !
– Euh, rentrez vite et refermez la porte si vous êtes venu en consultation, j’ai d’autres patients à recevoir, me grogne-t-il en se levant, comme je suis toujours, embrouillé, debout à la porte, mon carnet de consultation en main, la bouche entrouverte, le cœur tambourinant.
Je sais très bien ce que j’aurais fait à un rival dans ces conditions, et je ne peux accepter qu’il me le fasse. Bien le torturer pour lui montrer que la vie ne s’arrête pas entre les cuisses d’une petite fille frivole. Faut que je traîne ma dent malade dans un autre cabinet dentaire de la ville, un cabinet privé, au lieu de me faire martyriser par ce vieux revanchard.
– Non, monsieur, bredouillé-je sous la douleur, l’étonnement et le désespoir, je ne suis pas venu en consultation, je cherche un doc… docteur qui travaille ici.
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