Ma mère, rivale de mon amour
– David, tu aimes trop ta mère !
– Ben, c’est normal, Ruth, combien de fois dois-je te dire que cette femme s’est trop sacrifiée pour moi ?
– Je sais, mais tu l’aimes trop, tu l’aimes comme si tu étais encore un adolescent. Tu es maintenant un homme, David, et tu l’aimes trop, ma belle-mère, ta Maman Marthe.
– …
Que répondre ? J’ai déjà à plusieurs reprises expliqué à Ruth que je ne peux qu’aimer ma mère comme je le fais. Cette jeune fille tombée amoureuse puis enceinte de son prof d’anglais au lycée, mon père, rejetée par ses parents avec sa grossesse, devenue une institutrice reconvertie en ménagère par mon père qui ne pouvait pas supporter une femme fonctionnaire comme lui, veuve à quarante ans à la mort de mon père, avec quatre enfants sous les bras, mes trois sœurs et moi… je ne peux que l’aimer comme je l’aime aujourd’hui. Je la revois toujours, quelques jours après la mort de mon père, quand nos oncles et tantes s’étaient emparés, arbitrairement, des biens de ce dernier, à genoux, tous les matins, récitant des prières et des prières pour notre survie. Je la revois, assurant à ses copines qui la plaignaient, qu’elle s’en sortirait avec nous, que nous n’allions pas abandonner les études, encore moins devenir des délinquants, comme l’avaient prédit beaucoup de mauvaises langues. Je la revois, à l’obtention de mon baccalauréat, m’assurant qu’elle allait m’inscrire dans une école supérieure privée, ces écoles réservées à une catégorie très privilégiée de Togolais, elle qui se tuait déjà à assurer les études supérieures de ma grande sœur au Bénin. Je la revois se débarrasser une à une de ses paires de pagne, de ses bijoux… pour payer ma scolarité. Ses larmes et ses larmes, quand je pliais mes bagages pour le Mali, pour un stage… Ses bips de tous les soirs depuis mon départ du Togo il y a presque trois ans, exigeant mon appel, pour écouter ma voix, savoir si j’ai bien passé la journée, si j’ai mangé, si j’ai prié… afin de pouvoir dormir en paix…
– Ruth, tu vois pourquoi je n’ai pas le choix, je ne peux qu’aimer ma mère, fort, très fort, comme je le fais. Cette femme mourra le jour où je cesserai de lui donner la dose d’amour que je lui donne. Je dois aimer Maman Marthe, Ruth. D’ailleurs il faut que je cherche une carte pour l’appeler, il est midi, elle doit être en train de manger. Je vais lui raconter une petite blague, cela lui fera faire une bonne sieste.
– Depuis hier tu as oublié d’appeler mon père, pourtant il te demande. Voici plus d’une semaine qu’il te demande, depuis qu’il est hospitalisé, et tu n’es pas parti le voir, tu ne l’appelles pas après ta mère ?
– Oui, je l’appelle avant le soir.
– Pourquoi pas maintenant ?
– Il faut que je raconte d’abord une blague à Maman Marthe, elle aime quand je lui raconte des blagues. Tu sais, quand j’étais plus jeune, quelques années après la mort de mon père, chaque soir, avant d’aller au lit, elle me disait…
– Tu achètes une carte de cinq mille pour appeler papa après avoir appelé ta mère…
– Euh, je dois même lui envoyer ses pagnes demain, elle doit vite les avoir, son anniversaire c’est la semaine prochaine et…
– Tu as envoyé des basins à ta mère il y a à peine un mois et…
– Mais je lui envoie des pagnes cette fois-ci, Maman Marthe ne portera jamais du basin pour son anniversaire, elle adore les pagnes.
– Tu m’offriras quoi, à moi ta fiancée, le jour du deuxième anniversaire de notre rencontre ?
– Euh, je verrai, Ruth, t’inquiète, ce sera une très belle robe. Attends que je cherche la carte pour appeler Maman Marthe avant qu’elle ne commence sa sieste…
– Puis mon père.
– Euh, euh, oui…
– C’est quand le deuxième anniversaire de notre rencontre, David ?
– Euh, il faut que je fouille mon agenda, Ruth, tu sais que je ne garde pas les dates d’anniversaire en tête et…
– A part celle de ta mère, ma belle-mère, hein. David c’est aujourd’hui le deuxième anniversaire de notre rencontre. Voici maintenant deux ans que nous nous aimons. Que tu as décidé de donner la plus grande partie de ton amour à une seule femme, moi. J’ai laissé ton cadeau ce matin dans ton armoire. Tu m’offres quoi, toi ?
– Euh, je verrai, je te chercherai un pagne demain, en allant chercher ceux de Maman Marthe.
– Ah, oui, un cadeau pour moi, ta fiancée, quand tu iras chercher celui de ta mère. David, tu aimes trop ta mère, comme un adolescent. Tu es un homme, et tu aimes trop ta mère.
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