Indignez-vous, Togolais, contre vos bêtises !
J’ai connu le couple C. à Bamako en décembre 2010 lors d’une soirée organisée par un ami togolais ingénieur pour fêter sa promotion. Monsieur Raymond C. de Kpalimé (Sud du Togo) est ingénieur en télécommunications dans une société de téléphonie mobile du Mali. Sa femme, Ingrid, de Niamtougou (Nord du Togo) est commerciale dans la même société. Gentille fille. Le couple s’était formé sans le lien du mariage depuis deux ans, en 2008, comme on le remarque dans beaucoup de cas au Togo. Ils ont, euh, ils avaient une fille d’un an, Gracia. Toute la classe et la beauté d’un jeune couple à l’abri du besoin.
Depuis cette soirée, le couple C. était devenu pour nous, célibataires, une véritable référence qu’on citait pour se persuader qu’il était temps pour nous de chercher une compagne, fonder un foyer, et arrêter de traîner comme des chiens dans tous les restaurants togolais de Bamako à la recherche de la pâte, du foufou, ou d’autres plats du pays. Les amis assidus à l’église affirment qu’ils y sont présents tous les dimanches. Presque toujours habillés en uniforme. Un signe d’amour au pays, un couple qui s’habille en uniforme pour aller à l’église. Ils s’aimaient. Sûrement.
En mars dernier, nous étions à l’enterrement de Gracia, la fille du couple envié. Elle avait subitement trépassé d’une forte fièvre, une semaine après son retour avec sa mère du pays. Ingrid était, en accord avec son mari, partie à Niamtougou montrer sa fille à ses parents, comme il est de coutume dans nos traditions.
En mai, nous apprîmes que le couple s’était séparé, qu’Ingrid, renvoyée par son mari, avait jugé bon de retourner au Togo, comme c’était le mari qui lui avait cherché le travail et fait venir à Bamako. L’histoire ? Les parents de Raymond C. avaient conclu que leur petite-fille, Gracia, avait été envoûtée par les parents d’Ingrid, que les gens de cette région, on le leur avait bien dit, étaient des sorciers, que c’était pour cette raison qu’ils n’avaient jamais digéré leur belle-fille, qu’ils avaient toujours demandé à leur fils de la laisser tomber, de ne pas avoir d’enfant avec elle… Sous le poids de la pression de ses parents, sa mère surtout, Raymond C. finit par croire la superstition, les parents de sa femme avaient tué sa bien-aimée fille. Ingrid, la pauvre, paya l’addition. La répudiation.
Ce matin, Raymond C. m’invite, au téléphone, à assister à la présentation de sa nouvelle femme, chez lui, le dimanche prochain après la messe. Une sœur à moi, me précise-t-il. Je réponds par l’affirmative avant de m’étonner. Sa nouvelle femme ? Que veut-il me dire ?
Raymond C., m’explique un autre ami que je contacte pour comprendre ce théâtre, vient d’avoir une nouvelle femme, une fille de la préfecture du Zio (Sud du Togo), une ex avec qui il s’était séparé depuis le lycée, devenue par la suite sa maîtresse et que ses parents lui ont conseillé de prendre pour remplacer Ingrid. Ingrid la sorcière, fille de sorciers.
Je n’aurais jamais cru cette pure cocasserie, si elle m’avait été contée. Mais je viens de la vivre, comme un film, avec tous les acteurs sous mon nez.
Que dire ?
Que finalement quand nous fouillons bien au fond de nous-mêmes, nous comprendrons que nous portons, Togolais, chacun à sa manière, ce petit quelque chose qui nous ronge de l’intérieur, et qui nous cause ce malaise, ce mal de vivre dans lequel nous sommes aujourd’hui. La bêtise !
Bien sûr qu’elle n’est pas seulement togolaise, la bêtise. Elle est universelle. L’ethnocentrisme est universel, et aussi vieux que le monde. Oui. Mais il nous tue, nous. Quand on vient d’un minuscule couloir ignoré par le reste du monde, quand on est un peuple d’à peine six millions d’habitants pris en otage depuis un demi-siècle par un groupe de malfrats et qu’on veut, enfin, se libérer, on dépasse toutes les petites bêtises, et on se met ensemble. On s’entend. On s’aime.
Pure illusion donc, que de penser que la division entre le Sud et le Nord Togo est une réalité depuis longtemps enterrée ! Que ce n’est qu’un cadavre squelettique qu’essaient de réanimer les politiciens démagogues ! Nous continuons, donc, à ne pas nous aimer, à nous en vouloir, à nous détester, chacun essayant, du haut de ses hypocrisies, de faire semblant de lutter contre le seul ennemi visible que nous avons, la dictature du Rassemblement du Peuple togolais. Maudissant le seul nom en qui nous avons fait concentrer toutes nos haines, Faure Gnassingbé.
On peut aujourd’hui mettre à la tête du Togo le régime le plus démocratique, le plus dynamique, le plus sérieux qui soit, à la suite de l’élection la plus transparente et paisible qui soit, mais nous continuerons, toujours, à ne pas nous sentir bien au Togo. Parce que ce à quoi nous avons le plus mal au Togo, c’est nous. Avant d’avoir mal à la dictature, au Rassemblement du Peuple togolais, à Faure Gnassingbé… nous avons mal à nous.
Et c’est ce mal qui nous fait tout le temps échouer devant la dictature. Qui nous pousse à crier ensemble « Faure dégage » avec un frère qu’on déteste. A marcher côte à côte pendant les marches de protestation contre la dictature avec des frères qu’on juge inférieurs, nuisibles. C’est ce mal qui pousse l’opposition togolaise à ne jamais s’entendre. Chacun couvant et nourrissant ses petites bêtises.
L’histoire nous a cloués au pilori, Togolais. Hués et moqués de partout. Tout un peuple mis à genoux depuis presque un demi-siècle par un groupuscule de gangsters sans lois appuyés par une armée indigne. Toute la sous-région nous indexe comme le peuple le plus poltron, le plus lâche, celui-là qui réussit à avaler des couleuvres et des couleuvres au jour le jour, sans chercher à crier son dégoût, à réclamer sa dignité. Pestiférés, que nous reste-t-il, à part nous accepter, nous mettre ensemble, et, enfin, mener la lutte juste, celle-là qui libère ?
Je me rappelle encore les mots de ce commissaire de police malien, un jour de 2009 où on était convoqués au commissariat de police pour une affaire opposant deux jeunes cuisiniers togolais l’un ayant mis des substances nuisibles dans un plat préparé par l’autre, pour lui créer des problèmes. « Vous êtes dans un pays étranger et vous vous permettez de tels actes entre vous ? » s’était indigné le commissaire en nous regardant, dégoûté.
Et c’est contre toutes ces petites bêtises togolaises, ces riens d’insuffisances qui nous rendent trop suffisants, que nous devons nous indigner, avant de crier, ensemble, haro sur la dictature cinquantenaire. Indignons-nous, Togolais, contre l’ethnocentrisme togolais, la calomnie togolaise, la jalousie togolaise, l’envie togolaise, l’orgueil togolais, l’hypocrisie togolaise…
Dimanche, j’irai à la présentation de la nouvelle femme de Raymond C. Bien sûr que j’y irai, pour faire le bon ami. J’y irai parce que comme me l’a précisé le mari, la nouvelle femme est une sœur à moi, de la préfecture du Zio comme moi. Nous mangerons, boirons, rirons… Nous parlerons politique, bien sûr. Nous insulterons la dictature, maudirons Faure Gnassingbé, ses descendants et ascendants, tout son gouvernement et ses collaborateurs… Nous nous indignerons contre ceux-là qui nous font souffrir. Oubliant que très loin, mais tout près de nous, pleure amèrement celle que nous avons transformée, nos petites bêtises en bandoulière, en souffre-douleur éternel, une jeune fille qui perd en deux mois son enfant, son mari et son travail. Parce qu’elle n’a pas le droit de venir d’où elle vient.
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