Le Descartes assassiné

11 septembre 2011

Le Descartes assassiné

 

 
Descartes

 In memoriam, Toussaint (1981-2006)

 

Cinq ans maintenant que tu dors du sommeil du juste, mon ami. Cette nouvelle que je t’ai écrite, tirée de mon recueil de nouvelles Le Gigolo de la réforme (Edilivre, Paris 2009), pour te dire que tu es toujours là, avec moi, pour moi.

 

Je n’avais plus aucun doute. C’était vrai. Hélas. Mon meilleur ami s’en était allé. Comme Descartes, Boole, Cauchy, Einstein, Lavoisier et tous ces illustres noms des sciences exactes auxquels il s’identifiait, mon illustre et fidèle compagnon s’était tu. Toussaint était mort. Mort sans gloire. Toussaint était mort rien ! Il était mort comme un jeune pauvre Africain. Intelligent mais pauvre, vaillant mais seul, ambitieux mais impuissant. Toussaint était mort étouffé, étouffé dans sa rage de vaincre, étouffé dans son ambition de s’accomplir, étouffé par son propre peuple. Le rêve du géant finissait donc ainsi, quand il n’avait pas encore cessé d’être nain. Descartes mourait ignoré quand le rationalisme moderne n’était pas encore né…

La tombe était recouverte de bouquets de fleurs déjà fanés qui portaient tous son nom. Je levai la tête et cueillis une feuille du manguier qui ombrageait sa dernière et éternelle demeure. « Toussaint, je sais que tu me pardonneras pour n’avoir pas été présent devant ta dépouille, car tu m’as toujours compris. Tu as fait l’essentiel. Tu as voulu. C’est la seule force que nous avons désormais dans ce pays, nous les pauvres jeunes. Vouloir. Tu es mort et d’une horrible mort et moi je vis, plutôt je survis. Mais crois-moi, je serai toujours très proche de toi. Je chôme toujours, et moi non plus je n’ai pas encore retrouvé la voie qui me mènera au bout de mes rêves. Mais j’espère. Tu m’as toujours demandé d’espérer, et j’espère. Si le pays change, si nos dieux déchaînés retrouvent enfin leur raison et pensent à nous, je réussirai pour moi et pour toi. Mais si messieurs décident de ne toujours pas penser à nous, je mourrai aussi comme tous les jeunes pauvres de ce pays. Je mourrai comme toi. Je cherche mais je ne trouve pas, mais je chercherai, je me battrai pour le succès, la gloire, l’immortalité, et je te rendrai immortel si j’y arrive. Mais si j’échoue aussi, nous sombrerons ainsi tous les deux dans le noir, l’angoissant noir des Noirs. Je suis plus près de toi que jamais. Dors en paix. » Je déposai calmement la feuille sur la tombe, dernier souvenir de celui qui pendant toute sa courte vie crut pouvoir un jour devenir un Homme et tournai le pas. C’était écrit. Mortelle fatalité !

Je fis la connaissance de Toussaint en classe de sixième. Il occupa le premier rang de notre classe au premier trimestre. Maigrichon et élancé, il était de deux ans plus âgé que moi.

– Tiens, me fit-il le jour de la proclamation des résultats, tu as donc voulu rivaliser avec moi hein ? J’ai toujours dépassé mes deuxièmes de vingt points au moins. Tu as failli m’avoir.

– J’ai toujours été aussi premier de mes classes et je le serai au deuxième trimestre, fis-je un peu énervé par son orgueil, étant moi-même très orgueilleux.

– Mais non, tu es mon petit frère voyons, on ne me bat pas si facilement et…

– Et moi on ne m’a jamais battu et je te jure que tu ne me battras plus, lui ai-je crié en essayant de m’éloigner.

– Non mon frère, fit-il en me rattrapant et posant la main sur mon épaule, je veux être ton ami, c’est tout. À deux, on pourrait bien se compléter. On m’a appris que tu es très bien en littérature et pas trop fort en mathématiques et en sciences physiques. Moi je suis au contraire acceptable en sciences et pas très brillant en littérature, on pourrait donc se compléter. Quel est ton nom ?

– Gédéon, ai-je répondu calmé, et toi ?

– Toussaint.

L’amitié commença ainsi, claire, limpide mais pas fragile comme les amitiés collégiennes. Toussaint était un véritable mordu des sciences exactes surtout les mathématiques et il se baptisait Descartes. « Tu sais, je serai dans cinquante ans le père de la mathématique moderne en Afrique ; c’est-à-dire que je créerai une logique mathématique propre à l’Afrique », m’avait-il dit un jour en revenant des classes. Il avait une très grande facilité à résoudre les exercices de mathématiques et des sciences physiques, ces véritables casse-tête chinois qui me donnaient la migraine. Le professeur de mathématiques lui offrit pour le récompenser un livre d’algèbre et de géométrie et on le voyait toujours avec ce bouquin qu’il cachait sous sa natte en dormant. Il avait écrit sur la première page de tous ses cahiers : « X+Y=Toussaint ». Drôle de mathématicien ! Cependant, il était l’un des plus faibles de la classe en littérature. Pour une dictée de cent vingt mots par exemple, mon ami en faussait au moins cent. Il ramassait presque vides ses copies d’expression française pendant les devoirs. Il faillit me tuer de rire un soir où je lui demandai de m’expliquer l’expression : « Sortir d’une situation en y laissant des plumes », « Cela signifie, sortir d’un poulailler », m’avait-il répondu. Il me regardait donc indifférent quand je fouillais la bibliothèque de mon père, à la recherche d’ouvrages d’écrivains français, mes amours d’enfance, mes amours éternelles. Un jour où je lui déclamai pour l’impressionner « Le Lac » et « Booz endormi » que j’avais appris par cœur, il me fit, insensible : « Ces récitations sont trop longues et on n’y comprend rien, c’est pour les étudiants. » Je fis tous les efforts pour lui faire aimer mon merveilleux monde des lettres mais Toussaint avait prêté serment aux dieux des chiffres et des nombres et ne pouvait les décevoir. Les samedis, nous faisions un voyage aller et retour de vingt kilomètres à pied pour le Centre culturel français situé dans la ville qui tenait lieu de chef-lieu de notre préfecture. Il lisait Descartes et les autres mathématiciens et physiciens, je me plaisais avec les romantiques et symbolistes français.

– Tu sais ce que Victor Hugo écrivit sur son calepin quand il avait juste quatorze ans ? lui ai-je demandé un soir alors qu’on revenait du Centre.

– Qui est celui-là ? demanda-t-il indifférent.

– Mais Victor Hugo, tu ne le connais pas ? fis-je un peu énervé, croyant qu’il blaguait.

– C’est un de tes hommes-là non ?

– Mais, Toussaint, ce n’est pas mes hommes, c’est des écrivains. Bon, il disait : « Je veux être Chateaubriand ou rien » et moi arrivé à la maison, j’écrirai : « Je veux être Victor Hugo ou rien. »

– Un écrivain, cela sert à quoi ? me demanda-t-il.

– Mais à écrire des livres !

– C’est tout ?

– Oui.

– Et c’est ce que tu veux devenir ? me demanda-t-il en me regardant souriant.

– Oui, fis-je un peu embrouillé par sa question, mais tu ne trouves pas cela normal, écrire des livres ?

– Cela doit être trop difficile. Il faut faire les accords au participe passé, conjuguer les verbes, respecter la ponctuation etc. Tout cela devient trop compliqué…

Les quatre années du collège passèrent vite comme cela a toujours été pour ceux qui n’échouent pas. Ni Toussaint, ni nos profs, ni moi n’avions pu connaître le plus fort de nous deux, bien qu’au Brevet d’études, il me dépassât de deux points. Il s’inscrivit en série scientifique bien évidemment et moi j’optai sans douter, plutôt sans avoir le choix pour la philosophie, les lettres et les sciences humaines. Après trois ans, nous avions décroché le baccalauréat.

– Monsieur l’écrivain, me fit-il quand nous nous rencontrâmes au village, tu fais quoi à l’université ? Sache bien que si tu oses t’inscrire en lettres, tu risques de chômer jusqu’à la fin de ta vie ou avec un peu de chance, enseigner dans un collège de village. Mais si ambitieux que je te connais, je sais que tu préférerais autre chose à ce que souffre ton père dans les salles de classe.

– Oui, tu as raison mon pote, ai-je répliqué, je traîne toujours mon amour pour la littérature, mais je dois carrément dévier. Comme le disait Alphonse de Lamartine, la poésie ne doit être que le délassement de nos loisirs ; le pain du jour, c’est la lutte et le travail. Je vais m’inscrire en gestion commerciale, mais sache-le, je veux être Victor Hugo ou rien.

– Ce serait mieux pour toi mon type, mais tu oublies toujours l’essentiel, nous avons obtenu le baccalauréat très jeunes et surtout avec de bonnes moyennes. Cherchons une bourse pour la France.

– Si je gagne une bourse pour la Sorbonne ou une autre université française, je te jure que je m’inscrirai en faculté des lettres. J’irai jusqu’au doctorat et deviendrai un illustre professeur de faculté, ai-je répondu.

Pendant plus de trois mois, nous fîmes des aller et retour infructueux à la direction des bourses et stages, oubliant que personne ne nous connaissait dans le pays. Même le garçon le plus chanceux et le plus béni de notre région n’aurait gagné une bourse auprès de ce service dirigé de main de maître par un criminel illettré…

Découragés, nous nous inscrivîmes à l’université. Moi en gestion commerciale, lui en mathématiques. Les choses changèrent et nous perdîmes rapidement le goût pour les études. Cette université n’était qu’un cachot où se noyaient tous les rêves nourris depuis le cours primaire au lycée, en passant par le collège. Véritable bagne où l’on était obligé de vouloir s’en sortir par n’importe quel moyen. Un coin désordonné, un cauchemar où se mouvaient les plus vilains maux de l’Afrique, corruption, gabegie, népotisme, harcèlement sexuel, démagogie, trahison, meurtre, dictature, entretenus par des professeurs indignes et cupides…

Toussaint échoua miraculeusement en première année et s’inscrivit en sciences mécaniques l’année suivante mais ne fut pas plus heureux en fin d’année. Il se mit dans une terrible colère le jour de la proclamation des résultats et décida de jeter l’éponge :

– Je ne veux pas perdre mon temps dans cette géhenne à voir ces sales têtes. Ce pays continuera de marcher à reculons tant que l’Université ne sera pas réformée. On fait passer des incompétents. Que pourront-ils engendrer à part l’incompétence et le désordre ? Pauvre de vous dans ce pays. Je pars pour le Nigeria. J’irai faire des économies et je m’inscrirai dans une université française. Je n’ai pas envie de tuer mon génie dans un pays de chiens dirigé par des chiens fils de chiens.

Toussaint partit effectivement deux mois après, accompagnant un de ses amis de faculté pour le Nigeria. Je l’accompagnai à la gare.

– Je te souhaite bonne chance, lui ai-je murmuré en lui serrant la main, tu réussiras, je le sais, prends soin de toi, et n’oublie pas ton défi, le père de la mathématique moderne africaine, le Descartes africain, c’est toi.

– Merci Gédéon, répondit-il les larmes aux yeux, puisse Dieu t’aider à trouver du travail dans ce pays où on ne trouve pas du travail quand on commet l’infraction d’être de notre région. N’oublie surtout pas de me dédier un de tes livres, si nous ne nous retrouvons plus, monsieur le fan de Victor Hugo.

Étrange instinct humain ! Triste pressentiment ! Savait-il que ce voyage qu’il entreprenait si plein d’espoir et de rêve était celui de sa mort ? Nous ne nous reverrions effectivement plus.

Nous restâmes en communication une année après son départ. Il était professeur de mathématiques dans un lycée francophone à Abuja et était bien rémunéré. Moi je continuais après mes deux ans de formation à distribuer sans succès des lettres de demande d’emploi dans toutes les sociétés publiques et privées du pays. Je profitai du chômage pour rédiger le manuscrit de mon premier recueil de nouvelles qui eut le sublime honneur d’être lu et rejeté par la maison d’édition du pays qui le jugeait d’« écrits diffamatoires portant atteinte au gouvernement et aux hommes politiques du pays ».

J’arrivai par miracle à décrocher un contrat d’un an dans une banque au Mali. Je quittai donc le pays. Six mois passèrent et je n’eus pas de nouvelles de Toussaint qui ne répondait plus sur son numéro de téléphone. Sa boîte électronique non plus ne bossait. Ce fut la fin. Je retournai au pays à l’échéance de mon contrat, un dimanche soir. Ma mère et mes sœurs, ma seule famille au monde, vinrent me chercher à l’aéroport. Après les chaleurs des retrouvailles ma mère m’isola et m’annonça la terrible nouvelle. Toussaint avait été assassiné il y avait un mois par des brigands nigérians qui lui enlevèrent son sexe et son cerveau. Son corps fut ramené au village il y avait deux semaines… La main noire. Voyons-la enfin, peuples africains !

Je me levai brusquement, me dirigeant vers le cimetière les yeux en larmes. L’Afrique opprimée et pillée par l’esclavage veut prendre sa revanche. Mais sur qui ? Ses propres fils, ceux qui n’ont qu’une seule ambition, la construire, mais qui ont commis le crime d’être pauvres et sans soutien. Toussaint était mort. Il était mort dans son ahan de donner quelque chose pour un continent dont il se croyait aimé. Le père de la mathématique moderne africaine était mort sans jamais avoir vécu. Il fuyait l’injustice et la corruption chez lui et buta sur la mort chez lui.

Le Gigolo de la réforme, Edilivre, Paris 2009, Nouvelles, 256 pages.

 

 

Partagez

Commentaires

David Kpelly
Répondre

It"s on!

SIMEON
Répondre

https://fr.news.yahoo.com/togo-pays-malheureux-104023588.html

SIMEON
Répondre

Monsieur
Une information importante sur le Togo sous https://fr.news.yahoo.com/togo-pays-malheureux-104023588.html
C'est une information que je souhaite partager avec tous les togolais.
Bonne lecture

Charles Lebon
Répondre

Salut David,

Hier un ami me racontait qu'il avait un ami très brillant avec qui il a fréquenté au village. Il était toujours le premier de la classe, mais après le BEPC, faute de moyen, il est devenu maçon!

Ceux qui vraiment nous enlèvent le cerveau sont au sommets de nos Etats, sans programmes et sans ambition.

Amitié!

David Kpelly
Répondre

Bien sûr Charles! Toussaint était un exemple type de ces multiples Descartes qu'assassine chaque jour notre Afrique, celle qui ne s'assume toujours pas. Pourrons-nous nous en sortir nous? That's the question!
Amitiés