L’art ivoirien de la bagarre
Les Maliens, tout comme les autres peuples de la Terre, ont des clichés qu’ils collent aux autres peuples qui vivent chez eux. Chaque ressortissant des autres pays de l’Afrique noire vivant à Bamako a une flopée de stéréotypes qui lui collent à la peau et déterminent, généralement, sa cohabitation avec ses hôtes.
Les Togolais sont des briseurs de foyers, ne jurant que sur les paires de fesses des femmes mariées. La nationalité togolaise peut, des fois, vous fermer la porte de certaines maisons à Bamako, les propriétaires ne voulant pas se retrouver au commissariat avec toutes les femmes de leurs locataires enceintes d’un seul homme, le petit trapu cuisinier togolais célibataire d’à côté. Normal. Dis-moi qui dirige ton pays, je te dirai ce que tu fais des femmes mariées. Passons. Nos voisins béninois, eux, sont taxés de méchants animistes envoûteurs, se promenant partout avec des gris-gris plein les poches de leurs complets en pagne. Les Congolais, c’est des hommes-femmes qui se dépigmentent, paresseux comme des lézards, de gros gigolos qui ne comptent que sur leur élégance pour séduire et sucer jeunes filles et femmes mariées. Les Nigérians, des faux pasteurs, voleurs des cybercafés. Les Guinéens et Nigériens, de très simples et humbles commerçants, mais assez riches et suffisamment mabouls pour être facilement déplumés avec quelques tournures de hanches des jeunes Maliennes.
Quant à nos vieux pères de la Côte d’Ivoire, hum. Dieu seul peut connaître la cause de cette profonde aversion qu’ont les Maliens pour eux. Il suffit de mesurer le dédain avec lequel on vous demande « Etes-vous Ivoirien, hein» dans les rues, les boutiques, les classes, les marchés… de Bamako, quand vous débarquez avec votre français roulé, pour savoir que les Ivoiriens n’ont pas bonne presse dans la Cité des Trois Caïmans. Ils y sont dits orgueilleux, arrogants, provocateurs, gueulards, bagarreurs, frimeurs, impolis, menteurs, voleurs… Ces derniers, toujours chauds, ne manquent jamais de riposter, traitant les Maliens de villageois, sous-développés, analphabètes… Et les discours politiques, avec leur dose d’hypocrisie, de vernis et de mensonges qui clament tout le temps l’amitié entre les peuples malien et ivoirien, ne sont jamais arrivés à résoudre le problème.
Je n’ai donc pas compris par quelle magie le propriétaire de ma maison, pourtant un ivoirophobe juré, a pu accepter un groupe de dix jeunes Ivoiriens, quatre jeunes hommes et six jeunes femmes, tous de la trentaine, dans l’appartement voisin du mien. J’étais rentré ce soir, il y a trois semaines, pour buter contre un petit groupe de jeunes filles les cheveux défrisés avec ces défrisants de mauvaise qualité qu’on appelle chez moi « sa kponon na honvia » pour dire « vends-en pour vingt-cinq francs à l’idiote » et de jeunes garçons tous percés, fumant comme le Vésuve en éruption, se trémoussant sur des paillardises de DJ Arafat beuglant dans un haut-parleur tellement minable qu’on le dirait alimenté avec un lampion.
Disons que je n’ai rien contre les DJ ivoiriens. Il m’est même souvent arrivé, ô miracle, de me surprendre en train de bouger ou la tête ou les pieds sur des niaiseries de DJ Arafat, DJ Zidane, DJ Materazzi, DJ Adébayor, DJ Ronaldo, DJ Ribery, DJ Zahia, DJ DSK, DJ Nafissatou… DJ Moncul, DJ Moncon… Je ne les déteste donc pas, eux et leurs chansons, nos nombreux et bruyants DJ ivoiriens. Mais qu’on me les mette plein les tympans à deux ou trois heures du matin, où les yeux gonflés de sommeil, je m’obstine à ne pas dormir, corrigeant des écrits ou implorant les dieux de la rhétorique et les Muses de me chercher des formules et histoires provocatrices pour énerver les hernies de Faure Gnassingbé ! Qu’on me condamne à m’arracher les cheveux et pousser des jurons à longueur de nuit pour étouffer les miaulements et autres hurlements sauvages de mes partouzeurs de voisins se foutant simultanément en l’air bourrés de Viagra ! C’était déjà trop pour me faire sortir de mes gongs de trublion sans lois. Mais se maîtriser. Toujours se maîtriser quand on n’est pas chez soi. Je me suis maitrisé. Ecoutant toutes les nuits, depuis trois semaines, mes voisins ivoiriens se niquer sauvagement sur les fadaises de leurs DJ hurlant dans leur haut-parleur à lampion.
Je me suis, donc, maitrisé jusqu’à ce matin où, me préparant pour aller durant toute la journée crier comme un nouveau fou devant des étudiants démotivés par leur système éducatif moribond, j’ouvris la porte sur les visages hideux de deux policiers frappant chez moi. Commencer sa journée avec la police devant sa porte ! Quel dégoût !
– Vous êtes prié de vous présenter sur-le-champ avec nous au commissariat de police pour viol commis cette nuit sur la femme de votre frère.
Presque évanoui par la stupéfaction, j’allais ouvrir la bouche pour dire au hideux masque qui venait de me parler qu’il s’était trompé, que je ne vivais pas avec un frère encore moins avec la femme d’un frère, que je n’étais pas en mesure de violer une fillette encore moins une femme, qu’il faut être aussi vigoureux que DSK pour essayer ces coups, parce que chétif comme je suis, même une fille de cinq ans peut me foutre par terre si j’ose la forcer, que j’ai juré de ne plus oser toucher une fille sans son consentement depuis ma première année au cours élémentaire où une camarade de classe à qui j’avais osé toucher le sein m’avait distribué des gifles sur tout le visage avant de me déshabiller devant mes camarades tordus de rire… Euh, oui, j’allais, donc, dire tout cela aux fétiches devant moi debout, m’accusant de viol, quand l’une de mes voisines, celle qui était partie se plaindre au commissariat, rentra en claudiquant, et fit savoir que je n’étais pas l’accusé, que celui qui l’avait violée se trouvait enfermé dans leur appartement. Des sapeurs pompiers, mon Dieu ! Mon cœur ! Ca brûle de colère !
– Monsieur, si vous ne faites pas sortir ces gens aujourd’hui de cette maison, c’est moi qui m’en irai sur-le-champ, je ne peux plus vivre à côté de ces dangers, avais-je hurlé, la tête rouge de rage, au propriétaire qui venait de nous rejoindre.
– S’il nous fait sortir de maison-là, nous te casserons toutes tes articulations parce que ce n’est pas toi qui nous as fait entrer pour exiger qu’on nous fasse sortir. Tu es averti. Comme c’est palabre tu cherches là, tu l’auras.
Je tournai la tête pour regarder celui qui venait de me menacer sans même se soucier des deux policiers qui le fixaient méchamment.
– On y va au commissariat, je vous expliquerai pourquoi je l’ai violée, fit-il en se dirigeant vers les policiers.
Des frissons dans tout mon corps. Peut-être que demain, après m’avoir tué, il dira à d’autres policiers qui seront venus l’arrêter, avec la même tranquillité : « On y va au commissariat, je vous expliquerai pourquoi je l’ai tué. »
1- Titre inspiré du titre L’Art français de la Guerre d’Alexis Jenni, Gallimard 2011, Prix Goncourt 2011.
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