L’étrange meuf de Faure Gnassingbé
L’énigme ne nous avait pas donné trop de maux de tête. Trois jours d’enquêtes, de spéculations, de recoupements, de vérifications… Et la conclusion fut tirée. Formelle. Cette belle voiture sortant de la belle villa qui venait d’être construite dans notre quartier, cette villa qui, comme une nouvelle femme dans un foyer polygame était venue éclipser la splendeur de toutes les villas du quartier, cette belle voiture aux vitres fumées, sortant tous les matins de la belle villa depuis un mois, et n’y retournant qu’autour de minuit, précédée de deux Mercedes, n’était autre que celle d’une copine de notre président. Faure Gnassingbé.
Car, au Togo, la formule a été depuis longtemps découverte dans les laboratoires des rues de Lomé par les spécialistes de la rumeur, les conducteurs de taxi-motos, les zémidjan que nous les appelons, testée dans les éprouvettes des ingénieurs en affirmations gratuites, les jeunes étudiants et chômeurs, confirmée par les études des docteurs en bavardages oiseux, les femmes. Cette formule, donc, stipule que les copines de Faure Gnassingbé ont les plus belles voitures des quartiers où elles habitent, les plus belles villas, et ont une route bitumée, la seule du quartier, qui mène à leur villa. Donc, à Lomé, selon notre fameuse formule, si vous vous retrouvez devant la plus belle villa d’un quartier, une villa devant laquelle passe la seule route bitumée du quartier, d’où sort la plus belle voiture du quartier, top là, ne vous posez plus de question, elle est habitée par une copine de Faure Gnassingbé. Normal, quand à un certain âge vous vous obstinez à ne pas vous marier légalement, surtout quand vous êtes président de la République, c’est des formules de ce genre qui vous sont sifflées dans le dos.
Euh, ouais, nous n’avions donc pas, dans notre quartier, en ce mois de septembre 2007, coupé les cheveux en quatre pour savoir, être convaincus que la belle villa, la plus belle du quartier, d’où sortait la plus belle voiture aux vitres fumées du quartier, roulant sur la seule route bitumée du quartier pour s’en aller tôt le matin et retourner tard le soir était habitée par l’une des pouffiasses de notre prégo.
Habiter le même quartier qu’une copine de Faure Gnassingbé est une gloire, un exploit à fêter, à mordiller, à caresser, à trinquer à petit coup. Car dans un pays où il suffit d’être un membre lointain de la famille présidentielle, un arrière-cousin d’un officier, un ami de l’ami de la cousine d’un ministre, un voisin de la sœur de l’oncle d’un député du parti au pouvoir… pour terroriser tout le monde par menaces et intimidations interposées, vivre, donc, dans le même quartier qu’une nana ayant eu l’ineffable gloire, l’extraordinaire mérite d’avoir répondu aux critères de choix, ô combien difficiles, de notre jeunissime et capricieussime président, est une réussite exceptionnelle. Vivre dans le même quartier qu’une copine de Faure Gnassingbé, un succès personnel à arroser. Une profession plus noble que celle de cultivateur, de gardien de nuit, de vétérinaire, d’enseignant… Profession : Voisin d’une copine de Faure Gnassingbé. Ca donne du respect. On a toujours le dernier mot dans les débats politiques qui meublent les discussions des jeunes de ces pays politiquement malades, aux citoyens frustrés. Il suffit, par exemple, de dire à un interlocuteur têtu qui s’obstine à ne pas vous croire, « Euh, écoute-moi bien, je te dis que Kadhafi n’est pas mort, il vit ici à Lomé, caché à la Présidence, je tiens cette info d’une source très sûre, t’oublies que je vis dans le même quartier qu’une copine de Faure, hein ? » et l’interlocuteur, battu, la ferme sur-le-champ, se sentant sous-informé, vide, vil, nul, inutile…
Nous avions, donc, jubilé, quand notre conclusion tomba. Nous étions devenus des titans. Nous habitions le même quartier qu’une copine de Faure Gnassingbé. Et il fallait en profiter. On profite toujours de ces occasions, les enfants. Le voisin de la copine de Faure Gnassingbé est un voisin de Faure Gnassingbé, et un voisin de Faure Gnassingbé est un voisin de la réussite sociale au Togo. C’est pas du népotisme, tas de véreux diffamateurs. C’est une règle de bon voisinage.
Nous formâmes, à la hâte, un groupe de dix jeunes chômeurs du quartier, en prenant soin d’y insérer, question de design, trois jeunes originaires de l’ethnie du président. Faut faire attention à ces petits détails qui sautent tant aux yeux sous nos cieux. Fallait montrer que les jeunes de cette ethnie bénie aussi souffraient tout comme nous autres de la région maudite, que le président n’était pas ethnocentriste, qu’il ne donnait pas plus de chance aux jeunes de son ethnie que les autres, que ladite hégémonie de son ethnie n’était qu’un mythe, rien que du pénis de moustique… Notre mission, arriver à avoir un rendez-vous avec la copine du Président qui nous avait fait l’honneur de venir habiter dans notre quartier, et lui demander de demander, euh, d’exiger – elle en a le pouvoir – aux directeurs de quelques entreprises togolaises de nous embaucher. Nous ne connaissions pas notre potentielle bienfaitrice, nous ne l’avions jamais vue, les vitres de sa voiture étant fumées. Mais nous allions frapper chez elle, elle nous ouvrirait. Nous étions des chrétiens. Frappez, on vous ouvrira, dixit la Bible.
Ce matin de lundi, nous frappâmes, nous dix, à la porte de la copine de Faure Gnassingbé. Un jeune homme, le boy ou le gardien, vint nous ouvrir.
– Nous voulons rencontrer la maîtresse de la maison, fit le porte-parole du groupe, le plus âgé, chômeur depuis treize ans.
– Avez-vous rendez-vous ? Demanda le boy ou le gardien, étonné.
– Bien sûr, que nous répondîmes en chœur, galvanisés par notre insolence de jeunes ambitieux désespérés.
Nous fûmes installés sous la paillotte de la grande et belle cour, fixant tous la porte du salon d’où devait surgir la copine de notre président, l’une de ces belles petites sirènes aux teints lisses et brillants de pommades, charmantes jusqu’au seuil de la provocation, ces petites bienfaitrices de notre pays qui, à travers leurs douces caresses et mielleux câlins, aident notre jeune et compétent président à booster notre économie, à régler le problème de l’emploi des jeunes, à résoudre nos problèmes ethniques, à construire des routes et des hôpitaux, à redonner la fierté perdue à notre pays… Nous l’attendions donc, notre semi-première dame, quand une voix d’homme, grave comme celle d’un sanglier, retentit derrière nous.
– C’est vous qui cherchez ma femme, hein, que lui voulez-vous ?
Nous nous tournâmes tous au même moment. Stupeur ! De l’aide, de l’aide, Terre et Ciel ! Un hideux gros et grand militaire en treillis, un véritable cauchemar de chez nous, ces hommes qui nous tuent et nous mutilent au gré de leurs humeurs pendant les périodes électorales, tenant dans ses bras une femme de la quarantaine, aussi laide que Sogolon, la mère de Soundiata Keita. Même dans le plus hideux film d’horreur, cette femme ne pouvait être une copine de Faure Gnassingbé. Nous nous étions trompés, la maison n’était pas habitée par une copine du président, mais un vieux militaire, un tueur expérimenté.
– Euh, nous, nous… nous nous sommes trompés, on croyait que…
– Vous ne croyez rien, coupa la grosse voix du tueur, je connais ces ruses, vous étiez venus espionner ma maison, pour revenir y voler. Je vous ai depuis longtemps remarqués dans ce quartier, vous n’êtes que de petits dangereux délinquants, vous irez bientôt vous défendre au commissariat. Ca ne passe pas avec moi.
Je tournai la tête pour regarder mes compagnons de misère tous pétrifiés de peur. Ah, Faure Gnassingbé et ses copines ! Quel cauchemar !
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