Voyage au bout de la Négritude
La Négritude, si l’on se réfère aux définitions de ses deux plus grands chantres, Aimé Césaire qui la concevait avant tout comme le rejet de l’assimilation culturelle, le rejet d’une certaine image du Noir paisible, incapable de construire une civilisation, et Léopold Sédar Senghor qui la définissait comme l’ensemble des valeurs économiques, politiques, intellectuelles, morales, artistiques et sociales des peuples d’Afrique et des minorités noires d’Amérique, d’Asie et d’Océanie… est un concept, une philosophie dans laquelle chaque homme noir doit retrouver l’expression de sa fierté, tout en reconnaissant, assumant sa condition de Noir.
Même s’il existe une légère différence, à première vue, entre la perception que se fait chacun de ces deux auteurs du concept, le premier donnant la primauté au culturel et le second y ayant ajouté un volet politique, on peut remarquer que, à voir de près, les deux se complètent, ou plutôt la deuxième définition éclaire la première, dans la mesure où le rejet de l’assimilation culturelle, la reconnaissance et l’acceptation de notre condition de Noirs, nous la tirons justement de tous ces moyens d’affirmation qui nous sont propres, tels nos valeurs économiques, politiques, intellectuelles, morales, artistiques et sociales…
La Négritude avait eu un retentissement spectaculaire, acceptée et reprise en chœur par la majorité des intellectuels noirs de l’époque, dans la mesure où l’homme noir entre les années trente et cinquante où évolua le mouvement, traversait une période de diabolisation avec l’Occident qui, dans ses visées impérialistes, cherchait par tous les moyens à décrédibiliser et ridiculiser les cultures et valeurs noires, et donc le Noir aux yeux des Noirs eux-mêmes, et des autres races de la Terre. Le contexte sociopolitique ne pouvait donc être plus favorable pour l’éclosion rapide de ce concept, cette philosophie. Il fallait vaille que vaille réhabiliter l’homme noir. La Négritude a porté ses fruits avec le travail des intellectuels, la plupart des écrivains de l’époque. L’image du Noir a été plus ou moins réhabilitée devant les Noirs eux-mêmes, et devant toute la Terre. Nous avons une culture et une organisation sociale qui se valent, tout comme les autres peuples de la Terre. L’hideux système colonial, caractérisé par l’humiliation du Noir et la dégradation de ses valeurs, s’est plus ou moins effondré avec les indépendances des colonies dans les années soixante.
Cependant, la Négritude, dans son ahan à redonner au Noir sa fierté bafouée par les propos injurieux de l’Occident impérialiste, avait été obligée de créer un homme noir qui n’a jamais existé, qui n’existe pas, et qui n’existera jamais. La Négritude a procédé à la représentation d’un homme, qu’il a appelé le Noir, magnanime, bon, sans défauts, en harmonie avec lui-même et la nature, un homme créé pour ne pas faire du mal, ne pas souffrir, jusqu’à l’avènement du méchant serpent, le jaloux destructeur, le Blanc. On crie à hue et à dia sur l’homme Blanc méchant, avide, insatiable, corrompu, qui ne vit que pour piller l’homme noir bien, impartial, clément… Le mouvement fut ainsi détourné de son objectif original, transformé du cri du cœur, du cri humain qu’il était censé être en une mélopée idéaliste, verbeuse et creuse. N’était-ce sûrement pas le danger que portait en lui ce mouvement chargé de trop d’émotions que le Prix Nobel nigérian Wolé Soyinka, l’un de ses premiers détracteurs, percevait en écrivant « Le Tigre ne crie pas sa tigritude, il bondit sur sa proie et la dévore » ?
La Négritude n’a pas pu rester fidèle à son ancêtre le mouvement culturel La Renaissance de Harlem des années vingt dont l’un des chantres, Langston Hughes, écrivait en 1926 dans l’hebdomadaire américain The Nation, le texte intitulé The Negro Artist and the Racial Mountain où l’on retrouve l’une de ses plus célèbres formules « Les jeunes artistes nègres créent aujourd’hui dans le but d’exprimer notre propre peau noire, à notre manière, sans peur, ni honte. Si les Blancs sont satisfaits, nous sommes ravis. S’ils ne le sont pas ça n’a pas d’importance. Nous savons que nous sommes beaux. Et laids à la fois. » Et justement, la Négritude n’a pas cherché à explorer la laideur de l’homme noir, dépossédant ainsi ce dernier de son humanité.
Les œuvres de la Négritude, du moins la plupart, ont créé des personnages noirs tellement bons et complets qu’ils ne ressemblent pas à des humains. Et ces personnages n’existent, ne peuvent exister nulle part ailleurs que dans ces livres. La nature humaine est caractérisée par sa complexité et ses contradictions. Le pauvre petit boy noir respectueux maltraité par un commandant de cercle blanc méchant peut aussi être un petit chapardeur piquant des pièces de monnaie dans les poches de son patron, le magnanime vieux camerounais ayant offert ses terres et enfants aux Blancs ingrats qui l’humilient à une cérémonie de remise de médaille peut aussi être un père de famille méchant irresponsable, alcoolique, battant ses multiples femmes… Ces ouvrages ont trop voulu réhabiliter le Noir qu’ils en ont fait un être différent des tous les autres hommes de la Terre. Le « J’ai cherché à comprendre et à décrire la vie des Noirs aux Etats-Unis, et d’une manière éloignée, celle de tout humain » de Langston Hughes ne se retrouvait pas dans ces ouvrages qui peignaient des Noirs idéalisés et non des êtres humains.
Le succès que ce mouvement avait eu depuis sa création jusque dans les années soixante-dix, a fait qu’il n’avait pas du tout été facile pour les nouveaux intellectuels de traduire dans leurs ouvrages une autre vision de l’homme noir. La norme qui était inscrite par la sacro-sainte Négritude était la glorification du Noir. Et quand le contexte dans lequel le mouvement était né fut dépassé, le Noir s’étant retrouvé face à lui-même après les indépendances, il avait fallu que des penseurs téméraires comme le jeune brillant Malien Yambo Ouologuem, l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, les Congolais Sony Labou Tansi et Henri Lopes… acceptent de passer à la guillotine de la critique et de l’opinion africaines pour rappeler qu’il était temps de cesser d’écrire l’Afrique et le Noir comme on les avait écrits jusqu’alors, de les écrire comme ils sont, et non comme on voudrait qu’ils fussent. Le premier de ces auteurs cités, Yambo Ouologuem, avait été le plus rudoyé pour son audace d’avoir voulu montrer dans son roman Devoir de Violence, que le noir était mauvais, méchant, cupide, traître, esclavagiste… longtemps avant sa rencontre avec l’homme blanc. Jeune à l’époque, il n’avait pas tenu devant les intimidations et menaces des Goliath du milieu intellectuel africain de ces temps, fut contraint à garder un long puis définitif silence, avortant ainsi une carrière qui eût été l’une des plus belles de la littérature africaine. Si le Noir est un être humain comme tous les autres hommes, pourquoi ne peut-il pas être méchant, corrompu, sanguinaire, vil, infidèle, menteur ?
La Négritude, après plus d’un demi-siècle de son succès, a installé une dichotomie dans le milieu intellectuel noir d’aujourd’hui. D’un côté ses fidèles, du moins ceux qui affirment lui être restés fidèles, se réclamant d’Aimé Césaire, et pour qui le rôle de l’intellectuel africain est de magnifier le Noir, innocenter l’Afrique dans son échec, accuser l’Occident sur tous les coups, le charger de tous les malheurs du continent noir, penser et écrire dans les langues africaines et non le français qui est une langue coloniale. De l’autre, les iconoclastes, donc ennemis d’Aimé Césaire, ayant compris que l’homme noir, tel que l’a inventé la Négritude, n’a jamais existé, comme ce n’est pas un homme, et qui, à travers leurs ouvrages essaient de montrer qu’à l’instar de tous les hommes de la Terre, les Noirs ont aussi des mauvais côtés, peuvent faillir, que l’Afrique, le Noir, a des responsabilités, aussi minimes qu’elles soient, dans l’esclavage, la colonisation, le néocolonialisme…
Les néo-adeptes de la Négritude, si l’on désigne ainsi la première catégorie d’intellectuels, continuent aujourd’hui de créer des personnages s’apparentant aux personnages des ouvrages des années trente à soixante. Ainsi, devant le méchant ogre de l’Occident, représenté par Nicolas Sarkozy, le président français, héritier du commandant de cercle blanc d’Une Vie de boy, on retrouve un pauvre petit boy noir clément et inoffensif maltraité, Laurent Gbagbo. Devant les ingrats blancs Sarkozy, David Cameron, Barack Obama, successeurs des ingrats colonialistes du Vieux Nègre et la Médaille, on retrouve un bon et généreux vieillard africain ayant donné tout son pétrole en signe d’amitié et d’amour à l’Occident, et qui n’est récompensé que par son assassinat par l’Occident ingrat, Mouammar Kadhafi. Des personnages mythologiques, non crédibles, qui ne résisteront jamais dans le temps.
Au nom de la Négritude, aucune possibilité, aucun droit n’est aujourd’hui laissé à l’autocritique, au questionnement, à l’exploration de l’être humain que le Noir porte en lui, à l’ouverture du Noir sur le vaste monde qui l’entoure. Tous les Noirs cherchant à se fondre dans l’humanité, surtout le monde occidental, sont traités de traîtres, de vendus aux colonialistes, d’adeptes de l’oppresseur, de néo-esclavagistes…
Il est temps, vraiment temps que cette Négritude des larmes et de la victimisation meurt ! Il est temps que l’homme noir se voit d’abord comme un humain avant de remarquer sa noirceur. Que nous, Noirs, acceptions notre condition de Noirs, l’assumions, et confrontions l’humanité que nous avons en nous à celle que portent en eux les autres hommes. Que l’homme noir se réconcilie avec lui, et surtout avec les autres hommes de la Terre. Que nos joies, nos peines, nos angoisses, nos déceptions, nos espérances soient celles d’êtres humains et non de Noirs. La Négritude, la vraie, est une négation de la négation de l’homme noir, comme le définissait l’écrivain français Jean-Paul Sartre. Et la négation de notre négation aujourd’hui c’est l’affirmation de l’humanité que nous avons en nous. Cette humanité que nous étouffons en nous jour après jour par notre… négritude.
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