Je suis si impur, et j’aime la tomate
Cette imbécile de tomate qui loue Jésus!
Sur un vol de la compagnie Royal Air Maroc entre Casablanca et Bamako le 29 juin passé, j’ai eu un voisin bizarre. Bizarre par la spontanéité avec laquelle il a sauté sur moi, une fois que j’ai sorti le livre que je venais d’entamer à l’aéroport de Casablanca, Vie et Enseignement de Tierno Bokar de l’écrivain, historien et philosophe malien Amadou Hampaté Bâ. Avec un émerveillement indescriptible dans les yeux, il m’a demandé la librairie dans laquelle je m’étais procuré ce livre, cela faisait maintenant des années qu’il le cherchait sans avoir réussi à le trouver dans les librairies africaines, si je m’intéressais à cet écrivain, si je pouvais lui passer le livre dès que je l’aurais fini à Bamako. Bizarre, cet enthousiasme pour un livre sous nos cieux.
Vivant dans un environnement où très peu s’intéressent à ma passion, la littérature, les rares rencontres avec ces hommes qui aiment les livres ont toujours été pour moi de forts moments de joie durant lesquels je partage sans parcimonie mes expériences sur tous les auteurs que j’ai lus et connus depuis mes premières années de lecture. Mon voisin, malgré son profil de gestionnaire, était un véritable mordu de la chose littéraire, surtout de la littérature négro-africaine dont il décortiquait avec précision les différents auteurs que nous avons durant notre discussion abordés, comme s’il était le spécialiste de chacun d’eux. D’Amadou Hampâté Bâ, l’instigateur de la discussion, nous avons tour à tour parlé d’Ahmadou Kourouma, de Sony Labou Tansi, d’Emmanuel Dongala, de Mongo Beti, De Fatou Diome, de Léonora Miano, du Togolais Sami Tchak, d’Alain Mabanckou… Il avait, m’a-t-il dit, depuis les cours primaires, rêvé d’étudier les lettres à l’université et devenir professeur et écrivain, mais n’avait pas pu réaliser ce rêve parce que son père, ingénieur, avait exigé qu’il étudie quelque chose de plus sérieux, de plus normal, de plus raisonnable, la littérature, ça fait trop aléatoire et ne nourrit surtout pas son homme, avait avancé son père. Nous avons ri aux éclats.
A l’heure de la collation, après presque deux heures de vol, il choisit le poisson et me proposa, m’exigea plutôt de faire comme lui. Il ne prenait plus du poulet à bord des avions parce qu’on lui avait soufflé que certaines compagnies aériennes distribuent de la viande de porc au lieu du poulet, qu’il ne prenait d’ailleurs plus Air France durant ses voyages à cause du vin qu’ils distribuent à bord, que ce n’était pas normal que ces Occidentaux prennent ainsi tout à la légère, tout le monde n’a quand même pas le droit d’être aussi souillé comme eux au point de consommer du porc et boire du vin, qu’en France les Français osent même présenter comme viande hallal des animaux non tués selon les rites islamiques… ses yeux brillaient presque de rage. Je lui fis savoir, en choisissant mon plat de poulet, que cela m’était égal, comme je suis un gros mangeur de porc, un héritage que m’a transmis mon père, que pour moi consommer de la viande de porc à la place du poulet était une question de bonnet blanc et blanc bonnet, que personnellement j’aurais d’ailleurs préféré qu’au poisson et au poulet les compagnies aériennes ajoutent des plats de porc à bord. Le repas se passa en silence, comme on nous l’a toujours répété depuis l’enfance, on ne bavarde pas en mangeant.
Après une demi-heure, quelques minutes après le repas, je cherchai à relancer la discussion, celle sur la littérature bien sûr, en lui demandant ce qu’il pensait de la délocalisation des écrivains d’origine africaine en France, mais pour toute réponse, il m’envoya des gutturaux que je n’arrivai pas à déchiffrer. Il digérait peut-être toujours son plat de poisson, me suis-je dit. Après une heure, quelques minutes avant l’atterrissage, je lui demandai comment il expliquait la quasi-absence des voix féminines dans notre littérature, alors que la parité entre les filles et les garçons semble plus ou moins s’équilibrer dans les études supérieures, surtout dans les facultés ayant trait aux lettres. Il grogna, et je ne le compris pas. Il était fatigué. Dans la hall de l’aéroport de Bamako où nous attendions dans une longue queue les formalités, je lui demandai de me donner son numéro de téléphone pour lui passer mon livre une fois ma lecture achevée, et même le premier tome des mémoires de l’auteur malien sorti chez Actes Sud en France et que je venais de commander. Il me fit savoir, tout en me regardant comme une poule qui regarde seize heures – l’expression est traduite de l’éwé ma langue maternelle, qu’il commanderait les livres lui-même, qu’il ne pouvait pas me donner un numéro fixe à Bamako, comme il voyageait beaucoup et ne restait jamais sur place pendant longtemps. Il avait peut-être déjà oublié qu’il venait de me dire dans l’avion, quand il était encore enthousiasmé à parler littérature avec moi, me prenant pour une personne normale, c’est-à-dire qui ne mange pas du porc, il avait donc oublié qu’il venait juste de me dire qu’il était gestionnaire de compte dans une banque bamakoise, qu’il avait voyagé juste pour un mois pour un séminaire en France, qu’il serait ravi que je lui amène le livre chez lui au bureau une fois que je l’aurais fini. Tant pis, mon vieux, surtout que je n’aime pas prêter des livres.
Une heure après, arrivé chez moi, pour rattraper les informations maliennes que j’ai presque manquées durant une semaine, j’appris par un site d’informations malien que des arbres miraculeux ont été découverts dans un coin du Mali, des arbres dont les racines ont écrit le nom du prophète Mahomet et dessiné l’Afrique – je ne savais pas que nous avons des arbres Léonard de Vinci en Afrique, ce qui signifierait que Mahomet délivrera bientôt l’Afrique, le Mali surtout, de toutes ses souffrances, hein, certains Maliens même ayant mangé l’écorce de ces arbres en murmurant leurs vœux, qu’une musulmane aurait vu en rêve le prophète Mahomet lui dire de dire aux musulmans de ne plus consommer de la tomate parce que coupée en deux la tomate montre une croix, loue Jésus donc, que des islamistes du Nord du Mali, au nom de l’islam, de Mahomet donc, ont détruit des mausolées, fouetté deux jeunes Maliens du Nord surpris en plein acte de fornication avant de les marier sur-le-champ – sans dot donc, là je suis partant…
J’ai éteint mon ordinateur. Confus. Entre ceux qui fouettent et tuent au nom de Mahomet et de l’islam, ceux qui terrorisent les femmes, les voilent par la force et les violent au nom de Mahomet et de l’islam, ceux qui découvrent des arbres dessinateurs et interprètent leurs dessins au nom de Mahomet et de l’islam, ceux qui mettent en garde contre le crime d’apostasie de la tomate, la sacrée prétentieuse tomate qui loue Jésus, au nom de Mahomet de l’islam, entre tous ceux-là et mon voisin d’avion qui m’a mis sur sa liste noire parce que je suis un bouffeur de porc, je ne vois pas trop de différences.
Si j’ai un conseil personnel à donner à Mahomet, c’est de chercher, avant de sauver l’Afrique, à sauver sa religion. Parce que l’islam est franchement en train de devenir une bouillabaisse, un fourre-tout incommode par lequel se justifient tous les plus gros fanatiques, brigands, criminels, intolérants et imbéciles de la terre. Je ne sais pas si mon voisin d’avion était un musulman ou un islamiste, mais là, je ne sais pas non plus si je réussirai toujours désormais à faire la différence entre les deux.
L’arbre de la renaissance africaine aux racines dessinant l’Afrique
Commentaires