David Kpelly

Ce n’est pas par l’odeur du pet qu’on reconnaît un vieux (Sixième partie)

Homme âgé d'Afrique
Homme âgé d’Afrique

Les prophètes aussi aiment la cravache

Kader Konaté a beau vouloir empêcher « Espace Schengen » de s’éparpiller à tout lit et à tout égout dans Bamako, il a beau vouloir la garder, poitrine, derrière et accessoires à lui tout seul, mais aller jusqu’à collaborer avec un serpent ! « Ce n’est pas parce qu’elle est saoulée que la souris part dormir dans le salon du chat », que stipule le dicton. Son visage s’assombrit, donc, quand Karamoko Coulibaly lui proposa de miner Matou au serpent.

Mais le marabout-prophète, ayant senti son désarroi, lui expliqua, après avoir remué trois fois sa queue de cheval, fait trois petits sauts, et probablement libéré quelques petits pets étourdis, il lui expliqua que la technique du minage au serpent était très simple, aussi simple qu’efficace. Il suffisait juste de placer un serpent venimeux à l’intérieur de la femme adultère, un serpent venimeux chargé de mordre tout membre viril ou tout doigt étranger, autres que ceux du mari, qui tenteraient de s’introduire dans les dédales qui n’étaient pas leurs. La seule contrainte du mari était de réciter un mot de passe chaque fois qu’il s’apprêtait à explorer sa femme, sinon clac, le serpent-gardien le considérerait comme un tricheur et le mordrait.

Il affirma, le marabout, qu’il avait inventé cette technique il y avait juste deux ans, pour sauver un ministre très influent du pays dont la dernière femme, moins âgée que ce dernier de trente-deux ans, avait décidé, tout comme Matou, de venger son mariage précoce en cocufiant son mari de ministre dans tous les bas-fonds de Bamako. Après seulement trois mois de garde, le serpent avait mordu et tué de son implacable venin vingt-six amants de la femme du ministre, et cette dernière, ayant finalement compris, devant les morts successives de ses amants, qu’elle était minée, avait dû se caser.

Convaincu, quoiqu’un peu perplexe sur le point où il fallait mémoriser un « sésame ouvre-toi » à réciter chaque fois qu’il fallait accomplir son devoir de mari, K2 accepta le remède. Et le marabout, après quelques nouvelles clowneries, lui récita les articles à fournir pour la cérémonie : la tête d’un serpent tué un vendredi avec une pierre rouge, trois duvets d’une poule blanche n’ayant jamais été montée par un coq, le testicule gauche d’un bouc noir dont la barbiche n’est ni trop longue ni trop courte, sept poils du pubis de Matou, neuf de ses poils de l’aisselle gauche, trois de ses slips, neuf mèches de ses cheveux, trois de ses cils, des bouts de ses ongles de pieds coupés à minuit trente-sept minutes, trois paquets de préservatifs de marque Manix à la lavande fraise, deux CD pornos chinois avec des séquences tournées dans un champ de blé en Chine, une cravache ayant déjà servi à fouetter une pute nigériane, une enveloppe de 250 000 F Cfa en billets de cinq mille francs.

Kader Konaté, concentré au début de l’énumération, faillit pouffer de rire devant l’incongruité de certains articles exigés par le marabout et les détails qui les accompagnaient. Il osa demander à ce dernier ce à quoi servirait des CD pornos dans la cérémonie, pourquoi ces films devaient être chinois, pourquoi les scènes devaient être tournées dans un champ de blé en Chine, pourquoi la cravache qu’il devait chercher devait avoir servi à fouetter une pute, pourquoi la pute fouettée devait obligatoirement être une Nigériane…

Pour toute réponse, Karamoko Coulibaly, après quelques grimaces, lui fit savoir que le monde des prophètes est largement différent du monde des simples humains, que dans le langage des prophètes tout détail est important, que si Issa, le prophète des chrétiens, avait demandé en son temps à un aveugle de se passer de la boue sur les yeux pour recouvrer la vue, lui, Karamoko Coulibaly, le prophète des Maliens, ne comprenait pas pourquoi on devait lui demander de justifier pourquoi il exigeait des films pornos tournés dans un champ de blé en Chine et une cravache ayant servi à fouetter une fille de joie d’origine nigériane pour sauver une femme des griffes de l’adultère. Il ne fallait pas lui poser des questions.

Ce fut de retour chez lui que K2 comprit que même s’il lui était facile de se procurer certains articles malgré leurs détails à la limite du ridicule, d’autres lui seraient très difficiles, presque impossible à trouver. La liste comportait des mèches de cheveux, des cils et des bouts d’ongles de Matou arrachés à minuit, et il venait de se rappeler que sa femme fait partie de celles-là qu’on surnomme « Made in Dubaï », des filles qui ont troqué tous leurs organes naturels, des cheveux jusqu’au dernier duvet de leurs pieds contre des emberlificotages en plastique bas de gamme.

A suivre…


Ce n’est pas par l’odeur du pet qu’on reconnaît un vieux (Cinquième partie)

Pas très normales révélations

Karamoko Coulibaly, Allah Le Miséricordieux et son Prophète lui sont témoins, n’est pas un marabout, euh, un prophète à faire les choses à moitié. Aussi, quand Kader Konaté, les larmes aux yeux, finit, ce soir, de lui exposer l’humiliation dont l’avait couvert sa femme « Espace Schengen », et proposa la sanction qu’il avait retenue contre elle, le « cadenassage », le prophète Coulibaly se leva en rage, se saisit de sa queue de cheval, mythique objet qu’il secouait quand il invoquait ses partenaires les esprits, se fondit en incantations, faisant succéder les noms d’Allah, de Mahomet et de petits dieux du désert malien dans un mélange aussi hétéroclite que risible.
Après quinze minutes de transe, il sautilla trois fois puis atterrit violemment sur ses genoux, libérant, sous le choc, un bruyant pet. La démonstration aurait fait pouffer de rire tout profane, parce que Karamoko Coulibaly, à ce moment précis, ressemblait plus à un clown mal inspiré qu’à un prophète. Mais Kader Konaté, habitué à ces mises en scène loufoques du marabout, garda son calme, fixant, concentré, la bouche du clown mal inspiré qui avait commencé à parler.

« Wallahi, Kader, commença à psalmodier le clown-marabout-prophète, en sueur, Allah et son dernier Prophète me sont témoins, ce que je viens de voir sur ta femme est horrible. Matou te trompe depuis presque deux ans, ça tu le sais déjà. Mais ce que tu ne sais pas, et que le scorpion sacré qui est mon totem me tue sur-le-champ avec son venin si je mens, ce que tu ne sais pas, Kader, c’est que Matou t’a trompé au total avec 104 hommes, dont tes voisins, tes collègues de travail, tes amis, et même tes neveux ! Je peux te citer un à un le nom de tous ses amants, le nom de tous les hôtels, les motels, les chambres de passe… dans lesquels ses amants l’ont souillée, je peux te décrire les maisons dans lesquelles elle a joui dans les bras de jeunes hommes pouvant être ton petit-fils, t’indiquer les dépotoirs sur lesquels des drogués de Bamako l’ont montée à tour de rôle, t’amener au bord des égouts dans lesquels des gueux de cette ville l’ont consommée, te… »

L’inspecteur des Impôts de classe exceptionnelle cocu, enragé devant tant de précisions importunes, voulut arrêter les révélations du zélé prophète Coulibaly, lui dire que ce qui était fait était fait, qu’il n’était pas là pour connaître les noms de toutes les Alice ayant visité le Pays des Merveilles de sa femme, il était juste là pour définitivement boucler les frontières de son territoire à tous ces sans-papiers crasseux qui l’avaient déjà trop visité… Mais le Karamoko, nous le savons bien, n’est pas un prophète à manger un chat sans sa tête. Il continua ses révélations.

« Oh Kader, Kader fils de Konaté, Kader Konaté, digne malinké, cette petite fille t’a trop humilié. Je peux te donner la couleur des slips qu’elle a portés tous les jours où elle t’a trompé, je peux te donner avec précision le nombre de préservatifs qui ont été utilisés sur elle par tes rivaux, oui, je suis un prophète, et je peux te décrire les différentes positions dans lesquelles ses multiples amants l’ont visitée. J’entends, oui pauvre Konaté, j’entends les gémissements de plaisir qu’elle poussait sous ses amants et je peux te les imiter, j’entends les cris lubriques qu’elle poussait à chaque jouissance, tes rivaux coincés entre ses sensuelles cuisses juvéniles, et je peux te les pousser si tu le veux… Pauvre Kader, pauvre fils de Konaté, pauvre malinké réduit en objet de dérision, digne prince transformé en chiffon par sa femme, je peux te compter un à un le nombre de poils du pubis que ta jeune femme a… »

Même si le bouc ne mord pas, il finit par donner un coup de dent à l’insolent qui s’obstine à lui pincer les couilles, dit l’adage. K2 avait supporté que Karamako Coulibaly parle des slips, des gémissements, des râles de jouissance, des cuisses, des positions de sa femme dans le lit de ses amants… mais que ce vieil édenté à la bouche aussi déserte que les funérailles d’une sorcière octogénaire stérile ose parler des poils du pubis de sa Matou qui demeurait, malgré ses infidélités, sa bien-aimée !

Konaté Le Cocu se leva brusquement pour s’en aller, mais le prophète Coulibaly, ayant lui-même senti qu’il avait exagéré, le retint par les épaules : « Non, Konaté, ne t’énerve pas, excuse-moi si je suis allée trop loin, c’est juste que je suis abasourdi par la légèreté de cette fille à qui tu tiens tant. Tu sais, tu me proposes de la cadenasser pour que ses amants n’aient plus accès à elle. C’est une bonne technique, puisque chaque fois qu’elle se retrouvera avec un homme autre que toi, il n’y aura pas d’ouverture sur elle. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut que nous punissions ses amants. Non, nous n’allons pas cadenasser ta femme, nous allons la miner au serpent. Oui, Kader, je vais pratiquer à ta femme la technique du minage au serpent. »

A suivre…


Ce n’est pas par l’odeur du pet qu’on reconnaît un vieux (Quatrième partie)

Homme âgé d'Afrique
Homme âgé d’Afrique

On ne naît pas marabout-prophète, on le devient

Karamoko Coulibaly, 73 ans, distingué bambara parmi les bambara, est l’un des plus célèbres marabouts du sud du Mali, reconnu de Bamako à Kayes, de Mopti à Koulikoro, de Ségou à Sikasso… Du petit fumeur tellement accro aux Gauloises mal filtrées qu’il y voit l’envoûtement d’un oncle, à la cinquantenaire acariâtre abandonnée par son mari pour une rivale plus jeune et plus jolie, en passant par la jeune vieille fille de 30 ans convaincue qu’elle ne pourra plus trouver un mari sans avoir attaché un des membres virils qui tournent autour d’elle sans jamais lui proposer le mariage, Karamoko Coulibaly est sollicité, tous les jours, par des clients venus de toutes les profondeurs du Mali obombrées par les lourdes ailes de l’obscurantisme.

A six ans, dit-on de lui, des génies s’étaient infiltrés, une nuit, dans la case de ses parents où il dormait, l’avaient enlevé, l’avaient conduit dans une forêt lointaine pour l’y initier aux pratiques des sciences occultes pendant quinze ans. A son retour au village, à vingt et un an, complètement changé, le visage caché sous une brousse de barbe, personne, même ses parents, n’avait voulu le croire et le recevoir, croyant depuis longtemps que l’enfant enlevé était mort. Mais il lui avait juste fallu quelques jours pour démontrer sa puissance, guérissant des enfants malades par-ci, redonnant, par-là, une virilité d’acier à des vieillards complètement refroidis depuis des années…

Sa notoriété s’était rapidement répandue avec ses guérisons, envoûtements et miracles, au point de l’amener, vantard, à s’ériger au rang de prophète. « Ouallahi, jure-t-il partout où on veut l’écouter, j’ai déjà accompli plus de miracles que les Prophètes Moussa et Ibrahim réunis, et j’en accomplirai, avant ma mort, plus que Issa, le prophète des chrétiens. Je ne vais pas me comparer à Mohammad, mais je sais que je n’aurai rien à lui envier en mourant. J’ai prédit l’assassinat de Modibo Keita dans ce pays, on ne m’a pas écouté, j’ai prédit la chute du régime de Moussa Traoré, on ne m’a pas écouté, j’ai prédit la mort de Kadhafi et j’ai même proposé qu’on me laisse partir en Libye lui préparer une poudre pour le rendre invisible sous les bombardement de ces cafres de Blancs, on ne m’a pas écouté, j’ai prédit la rébellion touarègue, on ne m’a pas écouté, j’ai prédit la chute du régime ATT  Amadou Toumani Touré), on ne m’a pas écouté, j’ai prédit la visite de François Hollande au nord de notre pays, et j’ai même prédit son infidélité, on ne m’a pas écouté… qu’est-ce que vous voulez encore que je vous montre pour que vous sachiez que je ne suis pas un vulgaire marabout mais un prophète ? Je suis un prophète, ouallahi billahi… »

Kader Konaté avait, pour la toute première fois, sollicité les services du marabout-prophète durant sa dixième année de service, quand un petit blanc-bec diplômé fraîchement descendu de la France et immédiatement bombardé cadre supérieur dans son service, croyant, naïf, que c’est la grosseur des couilles qui fait d’un chevreau un bouc, avait voulu fouiner son groin dans ses « affaires ». Le petit prétentieux, dix fois plus imprudent qu’un gendre jouant avec la hernie de son beau-père, avait osé lui demander à lui, Kader Konaté qui pouvait être son grand-père, de surveiller ses arrières, qu’il l’avait à l’œil, qu’il était au courant des petites magouilles qu’il faisait depuis des années, et que si cela continuait il ne clignerait pas l’œil avant de le renvoyer. Astafourlaï ! Un enfant, qui commence à peine à avoir des duvets sur le pubis, qui parle de renvoi à son grand-père ! Et ça doit continuer à vivre ?

K2 avait couru, en larmes, chez le marabout Coulibaly, lui avait tout expliqué, le cœur en feu, et avait imposé ce qu’il voulait comme vengeance contre le petit morveux. Le tuer. Mais Karamoko Le Prophète, en souriant, lui avait conseillé que tuer le petit gueulard serait faire une trop grande faveur à ce dernier, il n’aurait pas le temps de connaître ce qu’on appelle humiliation s’il le tuait. Il fallait plutôt le rendre fou à vie, se promenant nu, son caleçon sur la tête, dans tout Bamako. Il lui avait juste demandé d’amener une photo de la cible, une enveloppe de deux cent mille francs CFA, et deux paquets de préservatifs lubrifiés de marque Manix…

Deux semaines après, le jeune cadre, arrivé au bureau un vendredi matin, avait commencé à aboyer comme un chien, se grattant tout le corps, puis enlevant l’un après l’autre tous ses habits : veste, pantalon, jaquette, cravate, chemise, culotte… Il s’était coiffé avec son slip, avait détalé du bureau en hurlant. On le voit aujourd’hui encore, devenu adulte, flânant nu, sale, dans les rues de Bamako, son caleçon sur la tête, se grattant le corps en aboyant.

Et depuis ce coup d’essai qui fut un véritable coup de maître, Kader Konaté devint l’un des clients les plus fidèles du marabout-star, rendant fou, paralysant et tuant tout ce qui tentait de se mettre entre lui et ses « affaires »… Oh, il allait facilement cadenasser « Espace Schengen ». Simplement la boucler, sa fontaine publique de femme !

A suivre…


Ce n’est pas par l’odeur du pet qu’on reconnaît un vieux (troisième partie)

Homme âgé d'Afrique (Crédit image: www.livegalerie.com)
Homme âgé d’Afrique (Crédit image: www.livegalerie.com)

Le vieux cocu vous emmerde
L’infidélité de la femme, dit l’adage, est comme la puanteur de la bouche : on ne la sent pas soi-même, on se le fait toujours dire par les autres.

Kader Konaté, avait, certes, remarqué, quelques mois après son mariage avec Ouleymatou, que celle-ci avait brusquement changé. Elle avait commencé à passer beaucoup plus de temps à se rendre belle, trop de temps à se rendre belle pour une femme mariée, à porter des pantalons, des jupes et des robes de plus en plus moulantes, à avoir trop le nez collé à son téléphone, pianotant sur l’écran affichant le logo bleu-blanc de Facebook, à chanter des slows français où elle citait des prénoms maliens pour remplacer les prénoms des chansons originales comme : « Nos corps enlacés sur le sable, l’eau qui vient mourir à nos pieds… Ousmane, je t’aiimmmeeee… » ou « Je voudrais dormir près de toi, être là quand tu t’éveilles, au premier rayon du soleil, hohoho, Ibrahim, je voudrais rester près de toi…»

Il avait aussi remarqué, l’Inspecteur Konaté, que la jeune mariée, en partant à l’école certains matins, refusait de porter son voile de femme mariée, laissant ses cheveux soigneusement défrisés à découvert, que les nuits, quand, après s’être dopé de lanceurs et autres fortifiants hétéroclites chinois pour chauffer son moteur Diesel, il mettait à rude épreuve son corps gringalet, ses articulations bringuebalantes, ses muscles desséchés, quand il se tuait pour lancer Matou vers le septième ciel, cette dernière, muette, ennuyée, se rongeait les ongles, n’émettant aucun gémissement, fût-il poussif, pour l’encourager, pressée qu’il finisse sa ridicule prestation pour la libérer aller tchatcher sur Facebook.
Oui, K2 avait senti, sur sa troisième femme, toutes ces anomalies propres à inquiéter tout marié attentionné. Mais il s’était toujours consolé avec le dicton selon lequel quand on loue une chambre, on la loue avec ses souris et ses cancrelats… Pour un septuagénaire, épouser une fille de la vingtaine c’est, certes, avoir un peu de miel pour diluer son calice des vieux jours, mais c’est aussi avoir à gérer des caprices interminables, à supporter des sautes d’humeur incompréhensibles, à avaler des embêtements indigestes…
Mais jamais, alors jamais, croyez la parole d’un inspecteur des Impôts de classe exceptionnelle, Kader Konaté n’avait imaginé que sa Ouleymatou, cette fille dont la dot lui avait coûté plus d’un million de CFA (deux mois de salaire et d’« affaires »), cette fille dont l’organisation du mariage l’avait contraint à mettre en gage sa quatrième maison en construction pour un prêt de 5 millions à la banque, il n’avait jamais imaginé, K2, que cette fille-investissement aurait pu avoir le courage de le doubler une fois, deux fois, trois fois, un nombre incalculable de fois avec un nombre incalculable d’amants, jusqu’à se faire honorer dans le quartier de l’injurieux surnom « Espace Schengen ».
Il n’aurait jamais pu imaginer que cette fille qu’il entourait de tant de soins était devenue sur la langue de ses voisins ce qu’on appelle au Togo « Agban gan djé blia dji », surnom collé aux filles qui bradent leur corps, en référence à ce cri d’appel que lancent les revendeuses de maïs durant les saisons d’abondance pour vendre leurs marchandises à vil prix.
Le jour où il apprit, pour la première fois, par un boutiquier maure plus bavard qu’un tambour de funérailles, qu’il était le cocu le plus célèbre du quartier, Kader Konaté ne voulut d’abord pas y croire, mais le Maure, appuyant ses déclarations par de fervents wallahi, arriva à le convaincre. Il finit, amer, par ouvrir les yeux et accepter la réalité, fit un petit flash-back pour enfin comprendre ces petits sourires narquois qui l’accueillaient ces derniers temps dans les boutiques du quartier, ces petits rires étouffés qui montaient dans son dos quand il passait, ces mains furtives qui l’indexaient depuis quelques semaines à son passage…
Il tenta d’imaginer ce que toutes ces langues railleuses avaient pu dire de lui depuis tout ce temps : « Kr kr kr, le pauvre vieux, il porte une botte de paille sur la tête et se la fait brouter par tous les moutons de la ville…», « Eh Allah, qu’est-ce qui a bien pu passer par la tête de ce vieux d’aller chercher une si petite fille, hein, même avec tous les Viagra du monde il peut jamais la satisfaire… » « Hein, que croyait-il, ce vieux-là, hein, qu’il peut gérer cette petite bombe ? Vous avez vu la forme de la petite, hein, non, mais vous avez vu ses rondeurs, hein, tu lui mets un plateau d’œufs sur la croupe la petite peut marcher avec sur des kilomètres sans le faire tomber » « Ha ha ha, regardez qui passe là, le vieux généreux qui nourrit sa femme pour tous les petits garçons de la ville… »
Cocu, humilié, raillé, K2 ne demanda pas l’avis de ses oracles avant de prendre une décision drastique pour punir l’infidèle. La répudier ? Oh non ! Elle s’en sortirait gagnante, puisque libre, elle aurait désormais du temps pour sa pléthore d’amants, et il perdrait, lui, les cinq millions qu’il avait investis dans son mariage. Non, il n’allait pas la répudier, il allait simplement la fermer, la cadenasser. Et le premier nom qui lui vint à l’esprit quand il pensa au « cadenassage » de sa femme fut celui du marabout Karamoko Coulibaly.
A suivre…


Ce n’est pas par l’odeur du pet qu’on reconnaît un vieux (deuxième partie)

Homme âgé d'Afrique (Crédit image: www.festival-alimenterre.org)
Homme âgé d’Afrique (Crédit image: www.festival-alimenterre.org)

 

Matou, alias « Espace Schengen »

Astafourlaï ! Qu’Allah, Dieu du Pardon, nous pardonne d’avoir commis une grande injustice vis-à-vis d’un de Ses fils, et pas des moindres, Kader Konaté, en présentant, jusqu’ici, ce dernier comme agent de pointage à la Direction des Impôts du Mali. Non, voici dix ans maintenant que, honteux devant son titre officiel d’agent de pointage, Kader Konaté s’est fait établir une carte de visite où il s’est changé de titre. La carte mentionne : « Kader Konaté, Inspecteur des Impôts de classe exceptionnelle ». Et cette carte, il la distribue partout, sauf dans son service où il est resté, sur les papiers officiels et sur la langue de ses collègues, un subalterne agent de pointage. 

 

Le dicton éwé le dit si bien : « On ne tue pas une poule sans lui avoir donné une gorgée d’eau ». Avant que ce périple ne lui devienne de la merde de caméléon sous les pieds, concédons à K2 son titre si désiré d’inspecteur des impôts de classe exceptionnelle. Il gagne 600 mille francs par mois (le double du salaire officiel d’un vrai inspecteur des impôts), il dispose, depuis 5 ans, d’un beau bureau (qui lui a été offert suite à la mort d’un cadre de son service, que beaucoup de ses collègues l’avaient accusé d’avoir marabouté pour prendre sa place), il a deux voitures aussi belles que celles des vrais inspecteurs des impôts, s’est construit trois maisons plus grandes que celles des vrais inspecteurs des impôts, s’est fait établir plusieurs cachets d’inspecteur des impôts avec lesquels il signe les documents de ses « affaires »… Eh bien, que lui manque-t-il, alors, que lui manque-t-il, à K2, pour que vous l’appeliez « Inspecteur Konaté », tas de mécréants ?

Comme tout bon malien, l’inspecteur Konaté est islamo-animiste. Il honore ses cinq prières tous les jours, fait l’aumône, va à la mosquée tous les vendredis en boubou blanc, observe le jeûne du ramadan (même s’il lui arrive, certains jours de carême du mois de ramadan, d’aller clandestinement dans un quartier de Bamako très éloigné du sien, manger, en pleine journée, un petit, un tout petit plat de riz pour tromper son ulcère), prévoit d’aller à la Mecque (vous êtes témoins, il changera son titre sur sa carte de visite une fois de retour de la Mecque, il deviendra « El Hadj Inspecteur Konaté »)…

Il pratique l’islam comme exigé par le Prophète, mais ne se gêne pas du tout d’aller, de temps en temps, au village faire des cérémonies à ses petits fétiches familiaux en argile, ou consulter un marabout ou féticheur adroit pour éliminer ou paralyser un imprudent qui ose lui barrer la route dans « ses affaires » pépères. « Qui ne consulte pas de marabout ou de féticheur dans ce Mali, hein, qui n’envoûte pas qui dans ce pays ? Nous sommes des Africains, et ce n’est pas parce que ces gros porcs violents d’Arabes nous ont imposé leur religion que nous allons laisser les pratiques de nos pères… » se justifie-t-il quand il écoute des langues pendantes critiquer dans son dos ses pratiques fétichistes.

Officiellement, devant les autorités maliennes, devant Allah et devant les hommes, l’Inspecteur Konaté est marié, à la mosquée et à la mairie, à trois femmes. Les deux premières, Salimata et Mariam, sont déjà trop vieilles, ayant respectivement dépassé la cinquantaine et la quarantaine. Allah est grand, K2 leur a fait le plus grand honneur qu’on puisse faire à une femme au foyer, en leur offrant, chacune, cinq enfants ayant pour mission de les occuper dans leurs oisivetés de ménagères analphabètes. En bon mari, en bon musulman, l’inspecteur Konaté ne les a pas délaissées, les encombrantes vieilleries, comme le font beaucoup de ses compères polygames. Il leur rend, chacune, visite une fois dans la semaine, ose de temps en temps la gentillesse de leur donner « le prix des condiments », s’efforçant même de manger les plats fades, sentant la morve et la pisse d’enfants, qu’elles lui préparent.

Ouleymatou, « Matou » pour les pointeurs et associés, 20 ans, est la troisième femme de K2, et c’est elle seule qui habite avec lui, loin des deux vieux bibelots. L’inspecteur Konaté l’a épousée, la Matou, il y a juste deux ans, alors que cette dernière végétait encore sur les bancs du collège, ses parents n’ayant trouvé pour moyen de l’aider à faire quelque chose de réussi de sa vie que la marier à un homme de cinquante ans son aîné. Si Matou, qui avait mal digéré son mariage avec pépé Konaté, s’est laissée faire durant les six premiers mois de sa cession à l’Inspecteur des impôts, elle changea carrément, se révolta une fois qu’elle mit pied au lycée et rencontra de petits lycéens de son âge, solides, frais, durs partout (même sans démarreur chinois) qui lui faisaient la cour à longueur de journée, lui récitant des sérénades à l’eau de rose propres à séduire toute fille de 20 ans. Matou décida de se venger de son mariage trop précoce. Elle a commencé à se dévergonder partout. Et elle le fait tellement bien, au vu et au su de tous, que dans son sillage on l’a affublée du surnom « Espace Schengen », son territoire ouvert, large, acceptant toutes les avances de toute la racaille dragueuse avec ou sans-papiers venue de toutes les termitières, de tous les caniveaux, de tous les dépotoirs de Bamako.

A suivre…


Ce n’est pas par l’odeur du pet qu’on reconnaît un vieux (Première partie)

Homme âgé d'Afrique (Crédit image: www.routard.com)
Homme âgé d’Afrique (Crédit image: www.routard.com)

 

Du temps où on naissait plusieurs fois

Kader Konaté, K2 (K Au Carré) pour les intimes (Et Allah le Miséricordieux est témoin, des intimes, Kader Konaté en a à faire tuer dans la bande de Gaza pendant au moins six mois de bombardements israéliens), K2 donc, est malien. Son premier acte de naissance, celui qui lui avait été établi quand il devait être inscrit à l’école primaire publique de son village indique : « Né vers 1944 », le deuxième, établi l’année où il passait le certificat d’études du premier degré pour lui permettre de tenir dans la grille d’âge autorisée par l’Etat pour être orienté dans un collège public, mentionne « Né en 1948 », et le troisième acte, avec lequel il est entré dans la fonction publique indique : « Né le 31 décembre 1954». Les mauvaises langues parmi ses collègues murmurent qu’il s’est fait établir un quatrième acte de naissance qui le fait naître un 15 juillet 1957, pour lui permettre de repousser de trois ans son âge réglementaire de départ à la retraite… Mais, la date de naissance normale de Kader Konaté, c’est-à-dire celle qu’il déclare quand on lui demande son âge, est « Né le 12 janvier 1958».

Bref, pour ne pas vexer K2 (il a un long périple à courir, ne le chargeons pas dès le début, « on n’a point besoin de tirer les couilles d’un bouc qu’on est sur le point d’égorger », dit l’adage), pour ne point le charger donc, le K2, disons, comme il le dit, qu’il est né en 1958. « Qui ne change pas d’âge dans ce pays, hein, alors, dites-moi, qui ne change pas d’âge dans ce Mali où vous croisez des vieillards marchant avec une canne qui vous disent qu’ils ont trente-cinq ans ou des hommes qui ont des enfants de trente-six ans vous dire qu’ils ont quarante ans ? Non, ce n’est pas l’acte de naissance qui compte, c’est la solidité physique » s’emporte-t-il, d’ailleurs, quand un rabat-joie à la tête aussi lisse que le postérieur d’un chimpanzé commet l’imprudence de lui poser des questions sur ses multiples dates de naissance.

Cependant, aussi bizarre que cela puisse paraître, malgré ce que peut faire croire sa ribambelle d’actes de naissance, Kader Konaté n’est pas un footballeur camerounais, pas plus que Rihanna n’est pas une sœur. Il travaille, il a toujours travaillé, depuis son entrée dans la fonction publique en 1992 avec son Certificat d’Etudes primaires, comme agent de pointage au Service des Recouvrements de la Direction nationale des Impôts du Mali, un poste que lui avait offert un membre de l’exécutif malien de l’époque, en échange de sa médiation sans faille dans les démarches du troisième mariage de ce dernier avec une de ses cousines.

Pour parler dans le jargon de son domaine, K2 occupe un poste très juteux, ce qui lui permet, malgré son risible diplôme, malgré son statut de fonctionnaire de classe exceptionnellement basse, malgré son salaire mensuel officiel de 56 500 FCFA, de toucher un revenu mensuel avoisinant 600 000 F Cfa, l’équivalent du double ou du triple du salaire d’un chargé de cours à l’université.

Parce que quand on travaille à la Direction nationale des Impôts d’un pays fissuré de tous les côtés par deux décennies d’une démocratie socialo-populo-analphabeto-villageoise, qu’on a la chance de se retrouver au Service des Recouvrements, les affaires viennent, d’elles-mêmes, frapper à la porte à cinq heures du matin, demandant d’être faites, les opportunités accourent de tous les côtés, suppliant d’être saisies, les billets de banque coulent de n’importe où, implorant juste d’être mangés.

Et K2, en vingt ans de bons et loyaux services rendus à la nation, a suffisamment eu du temps pour apprendre à faire les « affaires » qui s’offrent à lui, ouvertes, dociles, telles des amantes en chaleur, à ramasser des deux mains tous les billets de banque propres, presque propres, un peu sales, sales, très sales qui vadrouillent dans son sillage. Il a appris à doubler ses supérieurs hiérarchiques pour plumer des commerçants en retard de paiement, les menaçant de fermer leurs commerces s’ils ne lui mouillent pas la barbe – qu’il a assez fournie comme tout musulman qui se respecte, à délivrer de fausses factures avec de fausses signatures et cachets, à faire payer deux ou trois fois les mêmes redevances aux imposables usurpant des titres çà et là… avec toujours la même devise sur les lèvres : « La fonction publique paie très mal, on ne peut pas y survivre sans les affaires. Comment voulez-vous que nous, gros diplômés de ce pays, nous nous contentions de ces miettes que l’Etat nous paie, alors que dans le privé de petits morveux sans aucun diplôme gagnent des millions par mois, hein ? Je n’ai pas fait mes études pour venir remplir gratuitement la caisse de l’Etat qui n’est en fait que la caisse du président de la République… »

A suivre…

 


Le jour où Mère Nadine s’est ancrée dans ma vie

 

Nadine Gordimer
Nadine Gordimer

 Pour saluer Nadine Gordimer, Prix Nobel de littérature 1991

 

Dans la soirée du 14 juillet  2014, j’ai appris, sur la chaine de télévision TV5 Monde, la mort, à 90 ans, de l’écrivaine sud-africaine Nadine Gordimer, Prix Nobel de littérature 1991. J’ai souri. Pas devant la nouvelle de la triste disparition, mais devant le nom de cette grande dame, l’un des écrivains les plus illustres de notre continent, de la littérature internationale. Ah, Nadine Gordimer ! Ce nom, et cette anecdote, la mienne !

Année 1991. J’étais élève en quatrième année, CE2, à l’école primaire publique de Mission Tové, dans la classe de M. Doglo, l’un des maîtres les plus redoutables de l’école, pas pour sa forme physique – il était très mince et pas grand, mais pour les crimes contre l’humanité que son bâton, plus célèbre que le chien d’Ulysse, commettait sur les fesses où il s’abattait dans l’école. La classe de M. Doglo était un calvaire, surtout aux heures des redoutables épreuves de dictée-questions, des exercices de grammaire, de conjugaison, de calcul mental, de calcul rapide…

Cet après-midi de 1991, donc, M. Doglo avait invité dans sa classe, notre classe, un de ses anciens camarades devenu un agent de banque à Lomé. Il voulait lui montrer l’extraordinaire travail d’éducation qu’il faisait, combien son métier d’enseignant était noble, même s’il n’était pas bien rémunéré comme celui d’un banquier. Il allait nous soumettre à des tests de conjugaison devant son invité, nous avait-il avertis, en nous ayant bien rodés dans l’emploi du passé composé.

L’invité était arrivé, très propre comme tous ceux qui viennent de la ville paraissent aux yeux des enfants ruraux. Il avait pris place dans le dernier banc à l’arrière de la classe.  Il fallait l’impressionner par nos prestations en conjugaison, pour honorer notre maître.  M. Doglo désigna un premier élève pour faire une phrase au passé composé. L’élève raconta une niaiserie. Le visage de notre maître s’assombrit un peu, mais il se maitrisa et désigna un autre élève. Ce dernier aussi débita une abomination du genre : « Mon père et moi nous ont partir dans le marché. » Naufrage !

Les nerfs à fleur de chicotte, Mr Doglo décida d’essayer directement son joker, celui qui ne pouvait pas rater la question et relever sa face qui prenait de la boue. Moi. « Kpelly, lève-toi et fais-moi une belle phrase au passé composé », fit-il en s’adressant à moi avec l’assurance et la complicité d’un nouveau marié qui demande à sa nouvelle femme de lui faire le lit.

Eh ! J’aurais pu faire une phrase simple comme : « J’ai mangé la pâte », ou une phrase complexe comme : « Hier ma mère et moi sommes partis à l’église le matin », j’aurais même pu essayer le politiquement correct comme « Papa Eyadema a sauvé le Togo », ou « Mama Ndanida a bien élevé notre papa Eyadema ». Oui, j’aurais pu faire simple et bon, mais comme le dit l’adage, quand le malheur te poursuit, il deviendra même un collier autour de ton cou.

Je me levai, et, par excès de zèle, juste pour montrer que je venais de découvrir le nom d’un nouvel écrivain – j’avais croisé un livre de Nadine Gordimer au chevet de mon père il y avait quelques jours – je me levai, donc, et lançai : « Nadine Gordimer a vi comme une grande femme en écrivant des livres. » M. Doglo faillit s’écrouler mais se surpassa: « Kpelly, quel est le verbe dans ta phrase ? », me demanda-t-il en tremblant de colère. « Vi », ma réponse. « Et c’est le participe passé de quel verbe ? » bredouilla péniblement le naufragé au bord des larmes. « Le verbe Vivre », que je répondis.

Le Joker aussi avait perdu. M. Doglo s’était juste contenté de sourire, les yeux amers. Au bord de l’hallucination, je vis son célèbre bâton, posé sur son bureau, se transformer en un soldat d’Eyadema qui me souriait… Terreur ! L’invité prit congé de nous quelques minutes après, à la fin de la séance de conjugaison.

Et ce que ça donne quand on humilie M. Doglo et son célèbre bâton de Gestapo devant son camarade venu de la ville, je le compris en boitant le soir pour rentrer à la maison, mes fesses boursoufflées en feu. Je le compris quand la nuit je fus obligé de me mettre à genoux pour manger, incapable de poser mes fesses martyrisées par une dizaine de fessées sur un tabouret. Je le compris, surtout, quand toute la semaine, j’appris, grâce à mon manuel de conjugaison, à conjuguer le verbe « vivre » à tous les temps. Je ne l’oublierai plus jamais, même loin du bâton de M. Doglo, le participe passé du verbe « vivre ».

Oui, Nadine Gordimer est morte, mais chaque fois que j’écouterai son nom, je penserai à M. Doglo, son bâton, mais surtout au verbe « vivre », à sa forme au passé composé. Nadine Gormimer a vécu. A vécu ? Non, elle n’a pas vécu, elle n’aura jamais vécu. Elle vit, elle vivra. Elle fait partie de ces privilégiés qui n’auront jamais vécu, puisqu’ils vivent toujours, leur cœur continuant de battre à travers leurs œuvres, même des années, même des siècles après leur passage, si éphémère, ici-bas.

Vis, Maman Gordimer, vis donc, maintenant que ta vraie vie, la plus grande, la plus longue, commence. Vis ta postérité, Maman Gordimer. Vis…


La lettre que je devais à Yambo Ouologuem

Yambo Ouologuem
Yambo Ouologuem

Cher mentor,

Cette lettre, j’aurais dû vous l’envoyer depuis longtemps, depuis 2009, quelques temps après mon arrivée au Mali, où j’ai réellement découvert, réellement compris ce que le Mali et l’Afrique ont fait de vous. Mais je ne l’ai pas fait, parce que je caressais le rêve de vous rencontrer, réussir à vous rencontrer, discuter avec vous, avant de vous l’écrire, ma lettre. Mais voici cinq ans que je cherche à vous rencontrer, vous qui habitez seulement à quelques centaines de kilomètres de Bamako où j’habite, et je n’y suis pas encore arrivé. Pas facile de vous rencontrer et discuter littérature avec vous, vous n’en voulez plus, la littérature, vous ne voulez plus en entendre parler, m’a-t-on dit.

Mais, cher mentor, je ne trouve plus le courage de ne pas vous adresser ma lettre après cet énième « miracle » autour de vous et votre œuvre, auquel j’ai encore assisté hier. J’étais, en compagnie de quatre étudiants maliens en Lettres modernes, en train de discuter du livre La Couleur de l’Ecrivain de Sami Tchak, un de vos fils spirituels – un auteur qui vous apprécie beaucoup-, un livre qui parle de la situation de l’écrivain africain francophone, de l’écrivain en général, quand j’ai évoqué, comme dans presque tous les débats littéraires, votre nom. La catastrophe ? Deux des étudiants ont vaguement affirmé avoir déjà entendu votre nom, un parmi eux a réussi, après quelques minutes de réflexions, à donner le titre de votre livre, Le Livre, mais aucun d’eux ne vous a jamais lu. Aucun de ces quatre étudiants maliens en Lettres modernes ne vous a jamais lu. « Même vous vous n’avez pas lu Yambo Oulologuem ? » que je leur ai demandé, ébahi, accusateur.

Cher mentor, je me rappelle, ce fut en 1998 que pour la première fois, j’ai mis la main sur votre livre « Le Devoir de violence » dans la bibliothèque de mon père. J’étais collégien, et je n’avais pas, je vous l’avoue, aimé le livre. Je ne l’avais pas compris. Trop compliqué et trop dense. Je ne l’avais repris que trois ou quatre ans plus tard, en classe de première, quand notre professeur de français nous serinait que c’était le plus grand ouvrage de la littérature africaine francophone, avec Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma. Cette fois-ci, je l’avais lu jusqu’au bout, je l’avais aimé.

Mais, ce fut durant ma deuxième année au supérieur que je vous ai vraiment connu. Au centre culturel français de Lomé, un soir de décembre, dans une revue littéraire dont j’oublie aujourd’hui le nom, j’ai lu votre histoire. L’histoire de ce jeune homme malien, ce Dogon, né en 1940, qui publia son premier roman, « Le Devoir de Violence », à 28 ans, en 1968, qui obtint la même année le Prix Renaudot- l’un des plus prestigieux prix littéraires récompensant les écrivains francophones, devenant ainsi le premier africain à recevoir ce prix, et qui vit son conte de fée, quelques semaines plus tard, transformé en cauchemar, sous des accusations de plagiat et des critiques d’une méchanceté inouïe. Le jeune prodige ferma la bouche et tourna définitivement le dos à la brillante carrière qu’il présageait. La dernière phrase du conte : « Il vit aujourd’hui au Mali, à Mopti, où on dit qu’il est devenu marabout et se consacre à la prière. »

Cher mentor, du Renaudot de 28 ans, vous êtes aujourd’hui devenu un obscur vieil homme vivant retranché dans un village malien, loin de la littérature, loin du monde. On dit que votre livre est étudié dans de très prestigieuses universités américaines, que vous recevez des invitations de partout en Occident, mais vous avez décidé de ne plus jamais rien avoir à voir avec la littérature. Certains vous disent devenu fou, d’autres que vous avez été endoctriné par la religion, mais vos inconditionnels soutiennent que ce sont les acerbes critiques, accusations et humiliations, orchestrées par la complicité de certains intellectuels africains, qui vous ont traumatisé. « L’Afrique vous a trahi et tué à 28 ans » soutiennent-ils.

Oui, parce que « Le Devoir de Violence » n’est pas tendre avec l’Afrique. Vous y aviez abordé des sujets qui fâchent en Afrique. En pleine Négritude, quand tous vos pairs s’époumonaient à vanter une Afrique faussement paradisiaque, faussement immaculée avant l’arrivée des méchants colonisateurs blancs, quand vos pairs se contentaient de vendre une Afrique édénique qui ne pouvait naître que de leurs plus folles imaginations, vous aviez, vous, jeune homme inconnu de 28 ans, osé affirmer dans votre livre, à travers le règne des Saïfs sur l’empire Nakem, que l’esclavage existait en Afrique, orchestré par les Arabes, avec la complicité des notables africains, avant l’arrivée des Blancs. Astafourlaï ! Sacrilège ! Oui, vous aviez responsabilisé l’Afrique dans son propre désastre, ses propres humiliations. Pire, vous aviez osé, depuis 1968, parler d’homosexualité en la rattachant à un Noir dans votre livre, abomination ! Et vous l’avez payé très cher. Vous l’avez payé de votre carrière, de votre génie.

Mais, cher mentor, même vos plus grands détracteurs le reconnaîtront, sans orgueil, sans mauvaise foi, vous avez fait, avec un seul livre, ce que rêve tout écrivain : avoir une œuvre. Et comme le disait un de vos fils spirituels, l’un des plus illustres écrivains du monde francophone aujourd’hui, vous avez écrit un livre qui en vaut mille. Et je rêve que « Le Devoir de Violence » soit lu, en Afrique, au Mali. Je rêve que tous les élèves maliens et africains, tous les étudiants maliens et africains lisent « Le Devoir de Violence ». Je rêve que tout ce silence complice qui vous a entouré durant votre « lapidation » de 1968, durant votre « lapidation » de toujours, je rêve que ce silence complice, hypocrite, du monde intellectuel et universitaire africain qui entoure aujourd’hui votre œuvre soit brisé, que ce silence incompréhensible qui entoure votre nom au Mali soit brisé, et qu’avant de citer n’importe quel « pisse-copie nègre d’écrivain célèbre » (c’est par ce titre que vous avez désigné certains auteurs africains dans votre cuisant pamphlet « Lettre à la France nègre » paru en 1969) on vous cite. Parce que, même depuis vos profondeurs du pays Dogon, même depuis vos silences, blotti sous les moignons de votre destin avorté, vous restez, vous resterez l’un des plus grands auteurs que notre continent, notre époque, le monde francophone, ait connus, inch Allah !