Le lézard de papa Eyadema
Quand la mémoire va ramasser du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît. Sagesse du vieux père sénégalais Birago Diop dans ses Contes d’Amadou koumba.
Mémoire, mémoire qui me coule ce soir comme la Seine de Guillaume Apollinaire sous le pont Mirabeau, conte-donc, chante-nous le fagot que tu as ramené.
Togo. 1992. Le vieux dictateur effronté Eyadema Gnassingbé, père du jeune dictateur lâche et matois Faure Gnassingbé, accroché que jamais au pouvoir depuis vingt-cinq ans, comme une chauve-souris à une papaye mûre, venait à peine de sortir des meurtrissures d’une conférence nationale souveraine qui avait failli lui coûter son trône. La dictature togolaise, matérialisée par l’assassinat des opposants au régime, était au comble. Le dictateur, son clan et son armée tuaient au Togo en ces temps-là pour intimider, montrer aux témoins des meurtres qu’ils n’avaient pas du tout le droit de vouloir se débarrasser de leur père de la nation, leur bien-aimé père de la nation. La haine du peuple togolais contre son mal-aimé président était ineffable. Les Togolais voulaient tuer Eyadema qui les tuait par plaisir. Impérativement !
Et ce fut dans cette atmosphère goût jus de citron qu’un matin, comme toute rumeur qui se respecte, la nouvelle venue de nulle part tomba dans mon village. Le dictateur venait la foutre au fin fond d’une jeune fille, une ancienne Miss, logée à une dizaine de kilomètres de mon village. Il s’y rendait, avait raconté le buzz, chaque soir, autour de dix-neuf heures, à bord d’une vieille Peugeot 205, suivi d’un seul de ses gardes, pour ne pas attirer l’attention, s’enfermait pendant deux heures chez sa dulcinée, avant de traîner, autour de vingt-et-une heures, son corps de lutteur traditionnel boiteux devenu militaire puis président vers la capitale.
Mon village, situé à une trentaine de kilomètres de la capitale togolaise, fait partie de ces coins du Togo où la haine d’Eyadema, de toute sa famille, de tout son clan, de toute son ethnie, se transmet de père en fils comme un domaine familial. On hérite, dans mon village, la haine de tout ce qui porte une trace d’Eyadema comme on le fait d’une fortune paternelle. Etre un militant du parti d’Eyadema, dans mon village, est un crime plus grave que celui d’être un meurtrier ou un sorcier, et les rares cupides qui osent jouer à ce jeu dangereux ont toujours payé surtout pendant les périodes électorales, voyant leurs maisons brûlées, leurs familles persécutées, leur vie mise à prix par de jeunes opposants surexcités. Un homme y avait, selon une légende devenue presque vraie à force d’être reprise avec solennité tout le temps, assassiné sa propre femme qui une nuit, en faisant la cuisine, avait osé chanter la chanson « Papa Eyadema, sarakawa koua ményé towo o, nou gbalo yé yovowo wo… » pour dire « Papa Eyadema, la mort de Sarakawa n’était pas la tienne, les Blancs ont comploté pour rien… », une de ces chansons imbéciles que des adulateurs imbéciles et autres griots imbéciles composaient au dictateur aux lendemains des multiples attentats simulés dont il sortait sans égratignures, jouant au fier nationaliste que voulaient éliminer les Blancs impérialistes. Eyadema nationaliste ! Peuh ! Ce pauvre nationalisme africain !
Ce matin, donc, où cette nouvelle tomba dans mon bled, un groupe de cent jeunes robustes fut sur-le-champ monté, pour aller le soir cueillir le dictateur entre les cuisses de sa pouffiasse, l’amener au village où il devait être hué par tout le village, humilié, torturé, rôti à petit feu, jusqu’à ce qu’il fût bien cuit comme un poulet-bicyclette de la Rue Princesse de Bamako, bien huilé comme un morceau de viande de Souka – ce rôtisseur béninois devenu célèbre dans ma région dans les années quatre-vingt-dix pour la qualité de ses rôtis de porc -, avant d’être amené sous tambours et fanfares, à la capitale. Un message fut immédiatement envoyé aux leaders de l’opposition togolaise de ces temps-là, leur demandant d’attendre, autour de minuit, à la place des expositions de la capitale, le corps calciné de leur ennemi juré qui devait y être exposé pendant trois jours avant d’être jeté en mer aux requins, baleines et autres géants des mers.
Tout fut calculé dans les moindres détails. Si le dictateur passait deux heures chez sa gonzesse, il devait passer trente minutes à bavarder, une heure à niquer – les orgasmes d’un dictateur pouvant des fois se faire attendre pendant longtemps, et les trente dernières à s’habiller. Il fallait donc aller défoncer la porte de la minette présidentielle à vingt heures sonnantes, où le boiteux dictateur serait en train d’escalader les rondeurs de la jeune fille, chercher sa voie dans les profondeurs ô combien abyssales de sa partenaire. A vingt heures donc, messieurs et dames, pour la mort, vraie, définitive, de votre dictateur. Amen.
Vingt-heures. Les jeunes, qui avaient escaladé les murs de l’appartement de l’ancienne Miss, défoncèrent la porte de son salon, puis de sa chambre à coucher, allumèrent l’ampoule pour éclairer le noir total qui régnait dans la pièce. Point de partie de jambes en l’air. Point d’Eyadema. Point de gonzesse. Au chevet du lit défait, un gros margouillat ébloui par la lumière, immobile comme la statue de sel de la femme de Lot. Déçus, humiliés, découragés, frustrés, les tueurs tournèrent le pas, en poussant des jurons. Le dernier à sortir de la pièce, dans un geste désespéré, lança le gros caillou qu’il avait en main, qui heurta le gros margouillat à la tête. La bête, paniquée, disparut dans le plafond.
Le lendemain, une autre nouvelle tomba, tout droit de la Présidence venue, disait-on. Eyadema avait pris l’avion ce matin pour aller se faire soigner en Israël. Il s’était toute la nuit plaint d’une obscure et subite plaie à la tête. Le rapprochement fut vite fait. Le gros margouillat au chevet du lit qui avait reçu un coup à la tête n’était autre qu’Eyadema qui s’était métamorphosé grâce à l’une de ses multiples forces surnaturelles. Ce lézard fût-il tué que le dictateur aurait sur-le-champ défunté.
Et, depuis ce jour, mon village regrette, pleure cette occasion, cette unique occasion en or, pour rentrer dans l’histoire. Tuer le lézard du dictateur. Le lézard-dictateur. Le dictateur-lézard.
J’ignore pourquoi ma mémoire qui coule ce soir, comme le nez d’un petit morveux atteint de kwashiorkor, m’a ramené ce fagot. Peut-être parce que des fois, en méditant, comme ce soir, sur la situation sociopolitique de mon pays qui m’a depuis maintenant quatre ans contraint à un amer exil, je me dis qu’Eyadema devait vraiment avoir pour double un lézard. Comme son fils, Faure Gnassingbé, vue sa manière maladroite de conduire le Togo, ressemble à un petit lézard catapulté sur un plancher en verre, qui se débat, mais n’arrive pas à avancer.
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