Le 3e prince anglais, le petit nègre l’emmerde

Salut Georges, ou John, ou Michael, ou Jonathan, ou Joe, ou Jacob, ou même Oussama – Oussama comme Oussama Ben Laden … De toute façon, quel que soit le nom qu’on te donnera, salut, mon beau.
Je sais que tu dois te demander celui qui t’envoie cette lettre. Désolé, je ne peux te dire mon nom, comme moi non plus je n’ai pas encore de nom. Tout comme toi, je ne saurai comment je m’appelle que dans quelques jours, puisque je viens de naître au même moment que toi, à quelques minutes près. Oh, pas dans une clinique à l’air aseptisé comme toi, mais dans un bordel aussi sale qu’une porcherie et qu’on appelle ici clinique, un souk où tu n’auras sûrement jamais, même dans le plus hideux des cauchemars qui traverseront tes sommeils dorés, le malheur de mettre pied. Mais bah, c’est là où moi je viens de naître, au même moment que toi. Mais je dois te dire que je ne me plains pas, c’était pas gagné. Je ne pouvais pas avoir mieux, des bébés de mon genre, ça naît généralement à la maison, dans des langes infectés de microbes, remplis de cafards, de poux, de punaises et autres sales bestioles spécifiques à nous les pauvres, sous la vacillante lumière d’une lampe tempête, sous les incantations d’une vieille sorcière les dents rougies de noix de cola, et qu’on appelle accoucheuse traditionnelle. C’est là, dans ce paradis de microbes et de maladies, que j’aurais dû naître, comme tous les pauvres d’ici qui se respectent, si le bassin de ma mère n’avait pas eu la mauvaise idée d’être trop étroite pour ma trop grosse tête, ce qui a compliqué mon accouchement à la maison. Voilà pourquoi je me suis retrouvé, par miracle, né dans ce truc qu’on appelle ici clinique, d’où je t’écris.
Cher Georges, ou John, ou Michael, ou Jonathan, ou Joe, ou Jacob, ou même Oussama, il paraît que tu es le fils, le premier fils d’un duc et d’une duchesse, que ton père est très beau et très instruit, que ta mère est très belle et très instruite, que les deux sont très riches, qu’ils se sont rencontrés à l’université, que tes grands-parents sont des rois, très riches, très jolis, très puissants, très célèbres, que toi-même tu es un prince, l’un des bébés les plus attendus, les plus célèbres au monde. Soit. Moi, ma mère est une bonne, c’est-à-dire une de ces sales filles abandonnées des villages qui viennent en ville servir des bourgeois locaux hautains. Mon père, je ne le connaîtrai jamais. Personne n’avait voulu m’accepter quand j’étais encore un fœtus. Le gardien avait dit que ce n’était pas lui qui m’avait fait, le cuisinier avait dit que ce n’était pas lui qui m’avait fait, le coursier avait dit que ce n’était pas lui qui m’avait fait, le blanchisseur avait dit que ce n’était pas lui qui m’avait fait, le meunier chez qui ma mère partait moudre le mil avait dit que ce n’était pas lui qui m’avait fait… tout ce beau monde chez qui ma mère partait se faire culbuter chaque nuit, le feu toujours au cul comme tous les pauvres, avait dit que ce n’était pas lui qui m’avait fait, et finalement ma mère même ne sait plus qui m’avait fait, puisque tout le monde faisait, tout le monde la montait.
Tu vois, donc, mon cher Georges, ou John, ou Michael, ou Jonathan, ou Joe, ou Jacob, ou même Oussama, que contrairement à toi qui auras un père et une mère qui s’occuperont de toi toute leur vie avec la même précaution que prend un sexagénaire pour s’occuper de sa libido déclinante, moi je n’aurai ni père ni mère, comme ma mère, si Dieu l’aide à sortir de la salle de réanimation où elle se trouve actuellement, ne passera pas plus de six mois à s’occuper de moi, avant d’aller encore se faire labourer et relabourer à satiété chaque nuit par le gardien, le blanchisseur, le coursier, le cuisinier, le meunier, et tous les petits drogués allumés de son quartier, le temps d’attraper une nouvelle grossesse et faire, après neuf mois, mon petit frère ou ma petite sœur, sans père comme moi. C’est ça le cycle de vie des bonnes ici. Je serai donc, dès trois ans, si j’arrive à ne pas mourir de tuberculose, ou de paludisme, ou de rachitisme, ou de kwashiorkor avant, je serai donc obligé de me nourrir moi-même à partir de trois ans, en jouant au talibé, un de ces enfants rachitiques aussi sales que les sandales d’un commerçant ambulant nigérien, tendant une boîte de tomate pour recueillir l’aumône au jour le jour. Fasse Dieu que je tombe sur un bon marabout, un maître gentil qui ne me prendra pas toutes mes recettes en fin de journée. Et tout mon rêve sera de devenir footballeur ou chanteur de rap, puisqu’il paraît que c’est les seuls domaines où les enfants nés misérables comme moi peuvent réussir ici. Un futur chemin de croix, ma vie.
Voilà donc, mon cher Georges, ou John, ou Michael, ou Jonathan, ou Joe, ou Jacob, ou même Oussama, pourquoi je t’écris cette lettre, parce qu’au même moment où, avec cette mine insolente et peinarde-là qui vous caractérise vous les riches, tu es là, dans ton berceau en or, en train de savourer toutes ces louanges que te chantent des journalistes désœuvrés et des chroniqueurs de ci et de ça aussi oisifs que la brosse à dents d’une octogénaire édentée, au même moment où ce monde superflu et abruti jusqu’à la moelle épinière est en train de te déifier, moi je pense à ma future vie de misérable, d’enfant d’une bonniche nymphomane, d’enfant sans père, de futur talibé, ou même de futur enfant-soldat, puisqu’il paraît que ce pays-ci où je viens de naître est en guerre. Quand tu seras, toi, futur chômeur de luxe, en train de t’ennuyer de paresse et d’oisiveté dans ton beau palais, sous les éloges de tes multiples courtisanes, attendant la mort de ton grand-père et de ton père pour monter sur votre trône, moi je serai en train de tuer, avec d’autres enfants-soldats, nés misérables comme moi, de pauvres femmes et enfants innocents, en attendant d’être tué moi-même un jour.
Mon cher Georges, ou John, ou Michael, ou Jonathan, ou Joe, ou Jacob, ou même Oussama, voici plus d’une heure qu’on m’a jeté comme un chiffon souillé dans les langes tâchés du sang de ma mère, plus d’une heure que je pleure, sans qu’aucune des infirmières ne m’accorde la moindre attention. Plus d’une heure que ma mère est oubliée souffrante, presque évanouie, dans la salle de réanimation à côté. Personne ne veut s’occuper d’elle, parce que depuis hier qu’on l’a amenée ici, il n’y a personne pour assumer les dépenses qu’on a faites sur elle, et la clinique, du moins ce qu’on appelle ainsi, ne veut plus la soigner sans d’abord avoir été payée. Pour le moment, tout le personnel est concentré sur l’écran de la télévision dans la salle d’attente, suivant l’événement du jour. Le petit prince, celui-là qu’on attendait depuis des jours maintenant, est né. Vive William, vive Kate la magnifique, vive le bébé céleste !
Voilà donc, mon cher Georges, ou John, ou Michael, ou Jonathan, ou Joe, ou Jacob, ou même Oussama, comment, à peine né là-bas, tu es en train de me piétiner ici, moi futur misérable, qui ne cherche pour le moment qu’à survivre. Le problème avec vous les riches et puissants, c’est que vous ne comprenez pas qu’il peut y avoir des gens qui s’en foutent de comment vous pétez. Et tu sais comment, en digne futur pauvre, fidèle à cette langue de pute qui nous caractérise nous, puisque nous ne sommes pas éduqués, tu sais, mon cher petit prince, comment je te souhaite la bienvenue, sans rancune, sans haine, hein : « Dégage, petit riche, tu ne peux pas connaître ma vie, je ne veux pas connaître la tienne, je t’emmerde ! »
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