L’avant-goût d’une mort en exil
Partout où l’on est bien, là est la patrie. Cicéron, Tusculanes
Je ne suis toujours pas parti. Retourné. Pas parce que je ne suis pas inquiété, terrifié par ces actes des violence des brigands de Bamako qui profitent de l’instabilité pour monter en force, dépouillant tout ce qui leur passe sous le nez et semant la mort dans des maisons qu’ils envahissent presque toutes les nuits dans les quartiers les plus exposés, sous la barbe de policiers démotivés et déroutés. Pas parce que je n’ai pas peur de toutes ces rumeurs grandissantes et désormais insistantes qui circulent dans tous les coins et recoins de Bamako. Les terroristes islamistes qui se seraient, qui se sont déjà infiltrés dans Bamako, et qui commenceront bientôt à commettre des attentats un peu partout dans la ville. Ils sont nombreux, terrifiants, et répartis en plusieurs groupes aussi sanguinaires les uns que les autres, Al-Qaïda au Maghreb islamique, le Mouvement uni pour le Djihad en Afrique de l’Ouest, An Sardine, et, le cauchemar du Nigeria, Boko Haram. Les Touaregs sécessionnistes qui menacent de descendre à Bamako si la Cedeao intervient pour les contraindre à libérer l’Azawad, déclenchant une guerre civile…
L’atmosphère quotidienne de Bamako et la rumeur annoncent l’Apocalypse, très prochaine, dans la capitale malienne. Tout gronde en sourdine. L’inquiétude. Partout. Des écoles clairsemées, d’autres déjà fermées. Les marchés quasi-vides. La circulation fluide. Cette circulation naguère si bouillante. Les banques toujours pleines, chacun cherchant à avoir son pécule sur soi avant un plausible effondrement. Les rues, même les plus animées, désertes dès dix-neuf heures. Bamako frémit, impuissante, tel un condamné à mort qui attend son bourreau. On sent que ça peut exploser n’importe quand, le danger étant tellement si proche de nous. Une mauvaise négociation, un plan raté, une résolution pas mûrement réfléchie, un coup d’orgueil trop poussé… Et le feu.
Mais, malgré les mises en garde des amis bienveillants, malgré les insistances des compatriotes qui s’en sont allés, malgré toutes les voix suppliantes qui me harcèlent depuis le pays, je ne suis pas encore retourné. J’hésitais. Puis cette phrase, ce soir, lancée sur un air ordinaire et presque goguenard par un ami agent de banque à Ecobank Mali, à qui j’ai demandé s’il comptait rentrer : Vous agissez comme si vous aviez un pays, tu es prêt toi à aller revivre ce qui t’a fait quitter ce cauchemar, hein, je suis désormais d’ici, et je peux mourir ici.
Retourner ! Le drame. Le mien, et celui de tous mes compatriotes togolais qui sont toujours là, le cœur battant. Beaucoup s’en vont chaque jour, en groupes, désespérés mais avec une ferme conviction, une foi, ils reviendront quand les choses s’amélioreront ici. Là-bas où ils s’en vont, ils ne comptent pas rester pendant longtemps. Juste quelques temps, pour que les choses s’améliorent ici. Là-bas, ils ne voient pas de vie, leur vie. Ils pensent, sont convaincus, que leur vie est ici. Nous qui sommes toujours là ne voulant pas retourner, nous ne voulons même pas croire que nous pouvons tenir quelques temps là-bas, en attendant que les choses s’améliorent ici. Nous ne pouvons pas quitter nos postes si chèrement acquis, cette vie que nous avons pierre sur pierre construite ici, ces espoirs que nous avons recommencé à nourrir ici, après les avoir perdus là-bas, nous ne pouvons pas tracer sur ces rêves que nous avons ici écrits, pour retourner là-bas, où l’on n’a jamais pu rêver. Là-bas où rien n’est sûr, où rien n’a jamais été sincère.
Là-bas ! C’est pourtant chez nous. C’est nous. Là où nous sommes nés. Avons grandi. Avons commencé à aimer. Là-bas, c’est pourtant nos racines, c’est ceux-là que nous avons de plus chers ici-bas, nos parents, nos aïeuls, nos amours, nos sœurs, nos belles, nos plus belles amours. Là-bas, c’est pourtant notre vie. C’aurait été notre vie. Là-bas, le Togo. La patrie. Cette patrie qui nous fait aujourd’hui si peur. Qui semble ne pas avoir besoin de nous. Cette patrie qui nous a vomis, sans hésiter. On pense à toutes ces pénibles années de chômage. A toutes ces journées fades passées à ne rien faire. A toutes ces demandes d’emploi distribuées un peu partout avec le même résultat, le silence. A ces petits boulots sans salaire, juste pour tuer le temps. A tous ces regards dédaigneux et railleurs des détracteurs. Aux soupirs de nos pères à qui nous étions devenus des charges, presque des échecs. Aux larmes de nos mères qui ne voyaient pas en nous les fils qu’elles rêvaient voir. A tous ces projets que nous montions toutes les nuits, mais qui s’écroulaient au matin, une fois au contact de la réalité, un système séculaire érigé pour étouffer les jeunes. Aucune politique de l’emploi, aucune allocation de chômage, aucun fonds de soutien aux initiatives privées et microprojets… Rien qui puisse aider les jeunes diplômés à rêver ! Le chômage est une déchéance, le poison le plus mortel pour un jeune diplômé. Il avilit son corps, affaiblit son âme et humilie son esprit.
Puis l’exil, les larmes aux yeux. Et l’espoir qui renaît avec un travail plus ou moins rassurant. Le sourire, le rire, et la joie… Et retourner aujourd’hui, si subitement, les mains vides, la tête incertaine, l’âme troublée, après avoir commencé à rebâtir une vie qu’on a failli perdre là-bas ! Retourner alors que nos petits-frères étudiants sont tous les jours dans les rues, réclamant leurs droits les plus élémentaires, retourner alors que nos frères diplômés se sont tous reconvertis en conducteurs de mototaxis pour les plus chanceux et en drogués oisifs pour les malchanceux, retourner alors que Faure Gnassingbé, l’Homme-Etat, refusant toujours d’être sincère avec lui-même, falsifie un rapport qui le met à nu le matin, fait torturer ses ennemis le soir, demande pardon la nuit et condamne arbitrairement un journaliste innocent le jour suivant ! Retourner si subitement au Togo pour recommencer à espérer son avenir de la mauvaise foi de Faure Gnassingbé et de toute sa bande, de la fourberie de nos politiques, des horreurs de notre armée !
Ce sont les premières gouttes de pluie qui indiquent à la poule égarée le chemin de son poulailler, que dit le proverbe de mon peuple éwé. Mais comment retourne-t-on si subitement dans sa patrie quand cette dernière se résume à une loque de terre remise comme un cadeau d’anniversaire par un boiteux dictateur sanguinaire à un fils cocaïné, Terre et Ciel !
Mère-patrie, il nous faut aujourd’hui plus que toi pour nous faire revenir à toi. Nous ne savons pas si c’est nous qui t’avons trahie ou c’est toi qui nous as trahis. Peut-être n’aurions-nous jamais dû partir. Demeurer chez toi malgré l’échec, l’humiliation, espérer, espérer, et espérer comme beaucoup de nos frères qui ont espéré jusqu’à la mort. Cette mort que nous, des centaines de tes fils, sommes prêts à attendre aujourd’hui ici, loin de toi. Car nous préférons mourir des mains des autres, que des tiennes. Car nous voulons bien t’épargner de nouveaux crimes, les nôtres, bien-aimée Mère-patrie.
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