… Mais toi, tu t’appelleras Azawad

19 juin 2012

… Mais toi, tu t’appelleras Azawad

Où donc un enfant dormirait-il avec plus de sécurité que dans la chambre de son père ?

Friedrich Novalis

Journal intime

Ce matin, Azawad, j’ai assisté à ta cérémonie de sortie. Ta mère m’y avait invité. Il n’y avait pas grand-monde, contrairement à toutes les cérémonies de sortie de bébé auxquelles j’ai déjà assisté au Mali. Des frissons. On sent déjà que tu n’es pas comme les autres bébés, Azawad. Parce que tu n’es pas normal. Tu n’es pas un bébé normal, complet, et tu ne grandiras jamais complet, tu ne deviendras jamais complet, il y aura toujours cette partie de toi qui te manquera, ce toi qui te manquera. Juste parce que le nom que tu portes est Azawad, et Azawad ne sera jamais un nom complet, puisqu’il n’aurait normalement pas dû être un nom.

Orphelin précoce, Azawad, j’ai connu toutes les peines qu’on connaît, les peurs qu’on étouffe, qu’on est obligé d’étouffer, les angoisses qu’on rumine, les joies avortées et forcées qu’on improvise, quand on perd très tôt, trop tôt le père. J’avais seize ans, je venais juste d’entrer au lycée. Une maladie, puis une clinique, puis des visites, puis un dimanche… puis ma demi-vie, celle que je traîne maintenant depuis douze ans, celle de l’orphelin. Les demi-sourires, les demi-rires, les demi-pleurs, les demi-colères, les demi-amours, les demi-infidélités, les demi-débauches, les demi-repentances, les demi-espoirs, les demi-chutes, les demi-triomphes… La demi-vie de l’orphelin !

Il y a cet adage de mon peuple éwé, Azawad, qui stipule qu’il n’est jamais trop tard pour que l’orphelin dorme le ventre vide. Belle rhétorique. Mais belle illusion. Parce qu’il y a toujours eu des nuits où il a été trop tard pour que l’orphelin dorme le ventre vide. Orphelin, il y a eu beaucoup de nuits où j’ai dormi le ventre vide. Mais ces nuits, je me suis toujours remémoré mon père, ce moi qui me manquait. Je le revoyais, ces nuits où il a été trop tard pour que l’orphelin que je suis dorme le ventre vide, je le revoyais, mon père, me balançant en désordre des romans et des romans à lire, me forçant à comprendre des auteurs trop difficiles à l’élève débutant que j’étais, Ferdinand Céline, Guy de Maupassant, Georges Duhamel, Honoré de Balzac, me lisant en anglais et m’expliquant en français ses auteurs préférés, James Ngugi, Chinua Achebe, Francis Selormey, Cyprien Ekwensi, Georges Orwell, Les Frères Grimm, Williams Shakespeare, Mark Twain, me forçant à commenter, sous la blême lumière de notre lampe-tempête, des recueils d’œuvres des auteurs africains, suivant ma lecture vers par vers de Souffles, l’un des plus beaux poèmes que l’art ait déjà inspirés à un créateur, Booz endormi, Demain dès l’aube, Le Bateau ivre, Le Pont Mirabeau… corrigeant mes premiers textes où il n’avait jamais été d’accord avec mes concordances des temps Et je souriais, toutes ces nuits où il avait été trop tard pour que l’orphelin que j’étais ne mange pas, je souriais en me remémorant mon père. J’avais eu un père, un père qui m’aimait beaucoup, et que j’aime beaucoup.

Mais toi, Azawad, ces nuits-là où il sera trop tard pour toi, orphelin, où tu seras obligé de dormir le ventre vide, tu n’auras aucun souvenir de cette partie de toi que tu n’as pas, ce toi que tu n’as pas. Ton père. Tu n’auras aucun souvenir de ton père, comme tu n’as jamais eu de père. Je me rappelle ce matin de février 2012 où rentrant dans ma classe je trouvai tous mes étudiants tristes, certaines filles pleurant. Une de leurs camarades venait d’être évacuée d’urgence, en coma, à l’hôpital. Elle était enceinte de cinq mois, et on venait de lui annoncer, suite à des images publiées sur Internet, la mort de celui dont elle portait l’enfant. Ton père. Tué, décapité, photographié puis exposé sur Internet avec plusieurs autres de ses collègues militaires malheureux exécutés par les rebelles touaregs triomphants. Tu venais de perdre ton père à l’âge de moins quatre mois. Parce que devait naître l’Azawad.

Azawad ! Voilà donc le nom que tu traîneras toute ta vie d’orphelin, mon cher Azawad. A défaut de symboliser un pays qui n’existera pas, ce nom te symbolisera toi et tous ces enfants-là qui ont perdu une partie d’eux avant même de commencer à exister, parce que devait naître un Etat qui ne naîtra jamais, l’Azawad. Parce qu’il ne naîtra jamais, cet Etat. Il ne naîtra jamais comme tu es né toi. Azawad ! Un leurre pour masquer des intérêts et des intérêts, des envies et des envies, des cupidités et des cupidités, des vanités et des vanités ! Il y aura bientôt des négociations et des négociations, des mains qui s’ouvrent et d’autres qui se referment, des enveloppes qui circulent, des flashs de photos qui pleuvent sur des négociateurs heureux d’avoir réussi leur négociation, des communiqués et des discours… toutes les fioritures symbolisant l’hypocrisie et la traîtrise de ce bas-monde si louche, des négociations pour qu’Azawad n’existe pas. Parce qu’Azawad comme pays ne peut pas exister, ce nom n’est pas fait pour symboliser un pays, mais des intérêts, des mesquineries, des divisions et des méchancetés.

C’est pourquoi, cher orphelin qui n’aura jamais de père, toi qui ce matin souriais sous les mains moites de ces femmes qui faisaient tous les efforts pour te sourire parce que tu n’es que pitié, je veux que tu portes, pour que la Terre se souvienne toujours de toi et de tous ces enfants faits orphelins avant leur naissance dans cette crise du Nord Mali, ce nom qui vous a fait des hommes sans nom, ce nom qui fera de vous des hommes sans souvenirs, ce nom qui fera de vous des hommes-douleur, Azawad.

 

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Commentaires

David Kpelly
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It's on!

Marine
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Cette fois ci c'est du lourd et dangereux .

David Kpelly
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Vraiment du lourd et dangereux, chère Marine, mais comment faire?
Amitiés

Nany
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Quoi dire d'autre....