Lettre à l’Afrique endeuillée

Le mépris de l’Occident vis-à-vis de l’Afrique ne date pas d’aujourd’hui. Le 19 mai 1879, à Paris, lors d’une célébration de l’abolition de l’esclavage par la Seconde République, Victor Hugo l’un des plus grands hommes des lettres de tous les temps, brillant prosateur et orateur adulé, présenté comme un ami des peuples noirs, prononça ces paroles lors de son discours : «… Il est là, devant vous, ce bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et passif qui depuis six mille ans fait obstacle à la marche universelle. Ce monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité, l’Afrique… Quelle terre que l’Afrique ! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire qui date de son commencement dans la mémoire humaine, l’Afrique n’a pas d’histoire… Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie, déserte, c’est la sauvagerie… Au dix-neuvième siècle, le Blanc a fait du Noir un homme, au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde… Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème… »
Tel est l’héritage que l’Europe, la vieille Europe, a laissé à ses enfants, tous ses enfants. L’Afrique est un monstre immonde, paralytique et barbare qu’il faut aider à se tenir debout, à qui il faut apprendre à marcher, qu’il faut civiliser.
Et cet héritage, ce testament, les enfants d’Europe l’ont exécuté tout au long de l’histoire. Les plus récentes manifestations se nomment colonisation, néocolonialisme, françafrique. Nous les connaissons avec la flopée d’humiliations, de larmes, de morts, de déchirements dont ils ont abreuvé, dont ils abreuvent l’Afrique.
Il arrive des fois que les heureux héritiers d’Europe, sentant le devoir d’expliquer leur mission civilisatrice aux Africains, soient obligés de venir en Afrique montrer pourquoi il importe à l’Europe, à l’Occident de réveiller l’Afrique, la sortir du gouffre dans lequel elle sommeille depuis la nuit des temps, empêchant la grande marche du monde. Nicolas Sarkozy, digne héritier d’Europe, en avait fait une très brillante démonstration le 26 Juillet 2007 à l’Université Cheik-Anta-Diop de Dakar, à travers un fameux discours connu sous le Discours de Dakar. « L’homme noir n’est pas assez entré dans l’histoire. » Il faut donc que l’Europe le fasse y entrer. Ce discours a suscité des réactions et des réactions dans la classe des intellectuels africains, du moins ceux que nous sommes obligés d’appeler nos intellectuels. Dieu seul peut compter le nombre de publications nées de ce discours, nos intellos, qui s’apparentent plus, disons-le, à des correspondants de presse car n’étant sollicités que quand une actualité brûlante déchire l’Afrique, ayant profité pour sortir du silence, l’oisiveté dans laquelle les avait plongés ces temps-là une actualité plutôt pingre vis-à-vis de l’Afrique…
Mais le discours de Dakar, né des mots de Victor Hugo, nés à leur tour du testament de l’Europe, a continué à germer en Afrique. L’Occident, loin de respecter tous ces livres écrits, ces chefs-d’œuvre de nos intellos – ils écrivent très rarement contrairement à leurs homologues occidentaux-, pour prouver, démontrer que l’Afrique a une histoire, continue, avec une fierté railleuse, d’intervenir chaque fois que bon cela lui semble en Afrique pour apporter « la civilisation ».
Pour une énième fois, l’Europe civilisatrice appuyée par les Etats-Unis, s’est trouvée dans l’obligation de mener une mission civilisatrice en Afrique, tuer un dictateur quarantenaire pour « libérer » un peuple aspirant à la civilisation, celle de l’Europe, la vraie. Tuer Kadhafi pour « libérer le peuple libyen aspirant à la démocratie ». Mission accomplie.
Et, pour une énième fois, nos intellectuels, ceux-qui-nous-servent-d’intellectuels, les correspondants de presse, sont sollicités. Distribuer des injures et des injures sur l’Occident, souffler la haine de la France, des Etats-Unis, de l’Angleterre, répandre des malédictions sur Nicolas Sarkozy, Barack Obama et David Cameron sur tous les médias qui veulent bien leur ouvrir leur porte, comme ils l’ont si bien fait lors du discours de Dakar, lors de l’arrestation de Laurent Gbagbo… Et, le comble du ridicule, aller au bout de quelques jours, essoufflés, se vautrer en Occident où ils vivent tous, et attendre une autre mission « civilisatrice » de l’Occident en Afrique, pour sortir de leurs gongs.
Ô peuples noirs, peuples africains – les mots sont de l’écrivain camerounais Mongo Beti-, nos premiers ennemis ne sont pas la France, les Etats-Unis, l’Angleterre qui ne font qu’exécuter un vieux testament que leur a légué leur histoire, prendre l’Afrique, la dompter par tous les moyens. Nos ennemis d’hier ne sont pas Tony Blair, Jacques Chirac, Georges Bush… ceux d’aujourd’hui ne sont pas Nicolas Sarkozy, David Cameron, Barack Obama… ceux de demain ne seront pas les successeurs de ceux qui ont tué Lumumba, Sankara, Kadhafi… Nos vraies ennemis, peuples noirs, peuples africains, sont ceux-là qui nous exigent de les appeler intellectuels, de les écouter, de les suivre, et qui se plaisent à nous leurrer, à nous entraîner dans les dédales de leur cécité voulue. Ceux-là qui nous font croire au jour le jour, nous donnent la foi que notre destin se fait en Occident.
Peuples noirs, peuples africains, nous savions hier, nous savons aujourd’hui, nous saurons demain que l’Occident était impérialiste, le reste et le demeurera. Nous savions que l’Occident a assassiné Lumumba, Sankara, Sylvanus Olympio… pour imposer Mobutu, Blaise Compaoré, Eyadema, ses valets capables de le laisser piller leurs pays. Nous savons aujourd’hui, peuples noirs, peuples africains, que la France a emprisonné Laurent Gbagbo, tué Kadhafi pour pouvoir piller, finir, en toute liberté leurs pays… Nous savons tout ceci. Nous le savions depuis. Nous le savions tous.
Mais ce que nous voulons savoir, ce que nous devons vouloir savoir, c’est celui qui empêchera demain la France, l’Amérique, l’Angleterre impérialistes de tuer nos futurs Sankara et Kadhafi, c’est ce que nos intellectuels doivent nous dire. Qu’ils nous le disent au lieu de nous faire lire, écouter, réciter des tomes et des tomes d’injures et de malédictions sur l’Occident dont ils sont des produits finis. Qu’ils nous le disent aujourd’hui, maintenant !
L’Occident viendra demain, après-demain, toujours, frapper un à un nos héros, sucer nos pays, empêcher la réalisation des Etats-Unis d’Afrique, tant que nous n’aurons pas compris que l’Afrique nous appartient, à nous seuls, d’abord, et que c’est nous qui devons apprendre à l’aimer, et pas les autres. Nous ne pouvons pas forcer l’Occident et les autres peuples de la Terre à nous aimer, à aimer notre continent, à respecter nos héros.
Dans son excellent essai au titre railleur et presque provocateur intitulé Et demain l’Afrique, publié en 1985, époque où l’Afrique à peine sortie de la colonisation, commençait désillusionnée à se heurter à sa nouvelle réalité, l’échec, le brillant intellectuel, homme politique et écrivain togolais Edem Kodjo faisait déjà ressortir les mêmes problèmes que nous connaissons à notre Afrique d’aujourd’hui, cette Afrique si mal partie qui ne se retrouve pas, qui ne veut pas se réaliser elle-même. Il exhortait alors dans ce chef-d’œuvre couronné par le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire 1985, les Africains à prendre leur destin en main. Un quart de siècle plus tard, quand les trompettes et fanfares annonçaient le cinquantenaire de nos indépendances, l’ancien secrétaire général du défunt OUA, gavé d’une vie politique bien remplie, récidiva à travers un autre essai, Lettre ouverte à l’Afrique cinquantenaire – Gallimard 2010 – où il faisait ressortir la nécessité aux Africains de comprendre, enfin, que leur destin ne se fait, ne peut se faire ailleurs. « De la rigueur, et nos nations seront sauvées ! », s’insurgeait-il. Dans cinquante ans, cent ans, le message restera le même. Le destin de l’Afrique ne peut se faire qu’en Afrique. Par les Africains armés de courage et de rigueur. Pas ailleurs. Empêcher, nous-mêmes, l’Otan de venir bombarder d’autres rois de chez nous, voilà notre mission, l’unique.
Très chers correspondants de presse de RFI, de France 24… qui nous servez d’intellectuels, sachez-le, ou avouez-le, comme vous le saviez déjà, il est trop facile d’accuser l’Occident, de le haïr, et rester à bayer aux corneilles, à pleurnicher, exhortant les autres peuples à nous aimer. La main de l’Occident impérialiste est là, qui frappera toujours tant que nous n’apprendrons pas à nous faire nous-mêmes. Tant que l’Union africaine et nos autres institutions internationales ne cesseront pas d’aller jouer aux chiens quémandeurs de subventions auprès de l’Occident. Tant qu’elles n’apprendront pas à résoudre les problèmes, tous les problèmes africains, à temps. A pouvoir demander aux vieux dictateurs, à Paul Biya, à Blaise Compaoré, à Sassou N’gésso, à Abdoulaye Wade…toutes ces petites vieilleries vicieuses qui nous encombrent par ici, de dégager à temps pour éviter les révoltes populaires et les élections truquées qui servent généralement de prétexte à l’Occident pour venir nous diviser et frapper.
C’est là ta vérité, Afrique vieille, Afrique humiliée, Afrique endeuillée. Ta vérité. Unique. Immuable !
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