Verre Cassé, ôte-nous de ce piège sans fin
Alain Mabanckou, auteur de Verre Cassé (Le Seuil, 2005)
J’aborde le sujet sachant que ceux qui connaissent mon style et mes goûts diront que je joue au juge et à la partie, comme l’ouvrage que je vais défendre fait partie de mes plus grandes références littéraires – et de mes livres de chevet, et son auteur l’une de mes idoles en littérature.
L’inscription du roman Verre Cassé de l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou en classe de terminale dans les lycées béninois, à la place des Bouts de Bois de Dieu de l’écrivain sénégalais Sembène Ousmane, est en train de créer une polémique dans le monde littéraire et pédagogique béninois, mettant aux prises deux camps : d’un côté le camp de ceux qui trouvent le roman-monument du Prix Renaudot 2006 inadapté à l’enseignement au lycée à cause de ses audaces littéraires et sa transgression des règles de la grammaire – le roman ne respectant pas la ponctuation classique, et de l’autre le camp de ceux qui approuvent ce choix, expliquant qu’il est de bon aloi d’enseigner aux élèves de la terminale ce roman qui représente la création littéraire de la nouvelle vague des écrivains africains francophones, une création caractérisée par une appropriation de la langue par les écrivains, le rejet des formalismes stylistiques, la licence, la scatologie…
Verre Cassé reste, avec Place des Fêtes de l’écrivain togolais Sami Tchak, l’un des romans les plus osés, les plus subversifs, les plus réussis produits par les écrivains francophones africains des dernières décennies. Le premier sur la forme, le second sur le fond. Et comme tout grand livre, le livre a été atypique même avant sa parution, l’auteur rappelant, chaque fois qu’il en parle, les difficultés autour de sa publication, le manuscrit ayant été refusé par plusieurs maisons d’édition, avant d’être accepté par Le Seuil. Mais le succès que Verre Cassé a eu dès sa parution auprès de la critique, de la presse et du public, le livre ayant été l’un des évènements de la rentrée littéraire de 2005, raflant de très prestigieux prix littéraires dont le Prix des Cinq Continents de la Francophonie, ayant raté de très près le Renaudot, faisant de son auteur l’un des plus incontournables de sa génération, a confirmé que l’accouchement de toutes les grandes œuvres a toujours eu un côté cauchemardesque pour leurs auteurs.
Cette polémique autour de l’introduction de Verre Cassé dans le milieu scolaire béninois rappelle bien une autre rapportée en 2009 par l’écrivain togolais Kangni Alem dans son blog sur la réception de l’œuvre de Sami Tchak par certains universitaires togolais, un professeur reprochant même à un de ses étudiants de faire son mémoire de maîtrise sur un livre de cet auteur, certains l’ayant même traité d’ « écrivain amoral ». « Il y a des jours où je ne cache pas mon impuissance devant la bêtise universitaire ! », s’insurgeait Kangni Alem.
« Vulgaire, provocateur et injurieux », c’est ainsi que certains justifient également la pesante absence du Devoir de Violence du Malien Yambo Ouologueum dans les programmes des écoles francophones africaines, alors que ce livre, couronné par le prix Renaudot en 1968, est largement étudié dans les écoles aux Etats-Unis. On pense aussi aux controverses liées à l’inscription dans les milieux scolaires africains des Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma, énorme monument des lettres africaines francophones, à qui on reprochait à l’époque les mêmes « défauts » qu’on reproche aujourd’hui à l’œuvre d’Alain Mabanckou. Mais quand on considère aujourd’hui tous ces jeunes auteurs africains si doués, si créatifs, si originaux, de la quarantaine et la cinquantaine, qui se réclament tous d’Ahmadou Kourouma qu’ils ont tous sans doute lu au lycée, on se rend compte, pour reprendre les propos de l’académicien Erik Orsenna, que « dans l’histoire de la littérature africaine, Les Soleils des Indépendances brillera longtemps, avec une lumière sombre. »
Verre Cassé est un grand, un très grand livre. Son auteur a depuis longtemps acquis un statut de référence incontestable dans le monde littéraire francophone, reconnu par les plus grandes instances réglementant la langue française, dont l’Académie française qui vient de lui décerner le Prix Henri Gal pour l’ensemble de son œuvre. Il mérite d’être enseigné au lycée, dans tous les lycées francophones d’Afrique. La seule inquiétude, loin de la forme de ce chef-d’œuvre que lui reprochent à tort ses détracteurs, est la qualité des enseignants qui l’enseigneront aux élèves. L’œuvre des jeunes auteurs africains francophones, pour être bien enseignée, a besoin d’enseignants plus en phase avec les mutations stylistiques et syntaxiques intervenues dans notre création littéraire depuis Les Soleils des Indépendances, et la liberté thématique introduite par Yambo Ouologueum avec Le Devoir de violence. Se cacher derrière les règles classiques de la langue et continuer à enseigner des classiques qui, même s’ils restent très indispensables dans la formation des élèves, deviennent au fil du temps trop loin des réalités de la création littéraire contemporaine, c’est tendre un piège sans fin à cette génération d’où doivent sortir les Mabanckou, Sami Tchak, Wabeiri, Couao-Zotti, Kangni Alem, Kossi Efoui, Bessora… de demain. Un véritable piège sans fin.
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