Des fourmis dans la bouche de Sœur Khadi

Je l’ai immédiatement reconnue une fois entré dans la salle. C’était elle, en plus jeune, en plus belle. Elle est très jeune, très belle, avais-je pensé. C’était donc elle qui allait animer notre atelier d’écriture ! J’avais jusque-là vu ses photos sur des sites internet et dans wikipédia. Mais la femme qui était devant moi ne portait pas ses cinquante ans. Très belle. « Normal, elle est peule », m’aurait répondu un habitué de la beauté légendaire qui caractérise ce peuple nomade présent dans la plupart des pays africains subsahariens.
J’ai connu l’écrivaine sénégalaise Khadi Hane durant la rentrée littéraire 2011. L’écrivain congolais Alain Mabanckou l’avait annoncée dans son blog comme l’un des auteurs à suivre de près durant cette rentrée littéraire. Elle sortait « Des Fourmis dans la bouche » chez l’éditeur français Denoël. Un de ces titres qui vous font pavlover sur les livres avant même d’avoir lu le résumé et les critiques. Je découvrirai plus tard qu’elle a l’art des titres accrocheurs, comme « Il y en a trop dans les rues de Paris »…
Des fourmis dans la bouche. C’est l’histoire d’une Malienne immigrée en France, Khâdidja, qui habite le quartier très africain de Château Rouge, et qui subit les railleries de sa communauté, la noire, à cause d’une relation qu’elle entretient avec un Blanc. Khâdjidja est mère de quatre enfants qu’elle élève dans des conditions très difficiles, avec l’aîné qui la déteste. Tout un périple pour la Malienne !
Au-delà de l’arrière-goût provocateur qui se cache derrière ce genre d’ouvrages – et Dieu seul sait comment la provocation peut aider à faire passer les messages les plus complexes -, il y a toujours quelque chose que j’aime chez ces écrivains africains, surtout ceux de la nouvelle génération, qui ont l’audace de parler de ces maux, nos maux, dont nous n’aimons pas qu’on parle. L’honnêteté.
Oui, j’aime l’honnêteté de nos auteurs qui arrivent, bravant les injures et mépris de nos communautés – nos communautés d’Africains !, à voir nos réalités les plus hideuses en face, et les peindre avec les mots les plus justes, fussent-ils méchants et méprisants. La rage du personnage Khâdjidja dans Des fourmis dans la bouche ne traduit-elle pas parfaitement la rage de ces centaines de milliers d’Africains qui, devant les affres de l’immigration, leur immigration, finissent par se révolter contre eux-mêmes ? « Des Cissé, il y en a combien à Château-Rouge? Paris se fichait de ce nom que je portais. Personne ne se retournait sur mon passage. La noblesse d’une pauvre négresse de la rue de l’Inconnu dans le dix-huitième arrondissement de Paris importait peu à ceux qui, comme moi, mourraient de faim dans leur appartement délabré. »
Le livre m’a surtout fait penser à Place des Fêtes de l’écrivain togolais Sami Tchak, un livre qui porte aussi sur l’immigration, les conditions de certains immigrés africains en France, les dessous de ce que nous nous efforçons d’appeler « nos communautés »… L’écrivaine avait d’ailleurs souri quand j’ai évoqué le livre de Sami Tchak durant l’atelier d’écriture. J’avais aussi pensé au roman Black Bazar du Congolais Alain Mabanckou – auteur dont Khadi Hane nous avait fait lire un extrait durant l’atelier – une autre histoire d’immigrés africains, d’échecs et de désillusions, de communautés…
Deux heures d’atelier d’écriture avec Khadi Hane, et j’ai découvert encore plus cette femme dont j’avais tant apprécié le courage dans son roman « Le Collier de Paille », un livre que j’ai lu en 2012, après ma fascination devant « Des fourmis dans la bouche ». L’écrivaine y parle d’une femme noire mariée, stable dans sa vie professionnelle, et qui entretient une relation amoureuse avec un paysan polygame, dans un environnement très hostile. Des intrigues difficilement abordées par nos écrivains, et que cette femme a su conduire avec une audace au seuil de la provocation. « On m’a fait un procès pour ce livre, m’accusant de faire l’apologie de l’infidélité… », avait-elle déclaré en souriant devant la vingtaine de blogueurs francophones qui la suivaient, ébahis par sa verve.
Elle assume l’autocritique, déteste la victimisation à outrance devenue la marque de fabrique de certains maestros de l’intelligentsia africaine. Et dans une interview accordée au blogueur GANGOUEUS, elle lance : « A un moment, il faut arrêter de jouer les victimes. Pointer du doigt ce qui ne va pas est un point de départ pour cheminer vers une solution aux maux (et mots) dont nous souffrons. Il ne s’agit pas de dire : c’est la faute aux autres, mais bien d’accepter notre critique… » Elle a vraiment des fourmis dans la bouche, la grande sœur Khadi !
Khadi Hane aime ses origines d’Africaine, de peule, et elle encourage, en « vraie fille d’Ahmadou Kourouma », l’utilisation de nos langues maternelles dans nos écrits. Elle n’aime pas qu’on parle d’un français des Français, ne comprend d’ailleurs pas cette expression. Le français n’appartient pas aux Français, mais à tous ceux qui ont en partage cette langue. A nous tous francophones, écrivains, journalistes, blogueurs… de nous l’approprier, de la rendre plus belle, plus répandue, plus fédératrice de nos différentes cultures…
Djardjeff, grande sœur Khadi. Merci, et surtout gardez vos fourmis dans la bouche. Pour que notre littérature soit plus utile. Plus belle.
Commentaires