Mémoire d’un fils noir d’esclavagistes
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Début décembre 2010. J’étais dans le hall de l’aéroport international de Lagos, un livre de Rachid Boudjedra en main, épuisant une de ces longues escales auxquelles nous ont habitués nos compagnies aériennes, quand je fus interrompu dans ma lecture par une jeune fille habillée comme les Maliennes aux mariages, basin, bijoux et maquillage à outrance, les mains et pieds décorés. Elle voulait des explications sur le vol qu’elle attendait. Je lui retirai le billet qu’elle me tendait. Elle venait de la Guinée Conakry et partait au Congo Brazzaville. Curieux, j’engageai la discussion, que partait-elle chercher au Congo. Rejoindre son mari, sa réponse. Je lui demandai son âge. Seize ans. Celui de son mari. Quarante-cinq ou cinquante ans ou plus, elle ne savait pas trop. Je ne dis plus un mot, et lui expliquai comment elle devait procéder pour embarquer, mais n’y comprenant rien, comme c’était sa première fois de se retrouver dans un hall d’aéroport, elle s’assit à côté de moi, attendant que je l’aide à l’arrivée de son vol.
Je n’avais plus continué ma lecture, même si j’avais réorienté mes yeux sur les pages ouvertes. On ne peut pas vivre à Bamako, et ne pas comprendre la situation de cette jeune fille. Elle venait d’être offerte, comme des milliers et des milliers de jeunes filles de son âge, elle venait d’être offerte au nom de ces pratiques-là qu’on appelle nos coutumes, au nom de la religion et de ses dogmes, à un homme qu’elle ne connaissait pas, mais qu’elle devait épouser parce qu’il était un cousin, ou un ami de la famille, du père ou d’un oncle, un homme qui avait de temps en temps aidé le père et la famille en difficulté, et qui avait besoin d’une troisième ou quatrième femme, jeune, celle qui devait lui masser ses pieds fatigués la nuit, qui devait le réconforter sur son lit de mort… La plus grande gratitude d’une jeune fille est d’épouser sans broncher l’ami ou le cousin qui aide de temps en temps la famille, et qui, de surcroît, vit à l’étranger, donc est riche. Pour avoir les bénédictions de Dieu et des ancêtres.
Je ne sus pas trop pourquoi, mais je rapprochai, malgré les différents contextes, l’histoire de cette jeune mariée à celle d’une autre jeune fille que j’ai connue quelques mois avant.
J’ai l’habitude de prendre un verre, tous les week-ends, avec des amis dans un bar-restaurant togolais de Bamako, l’occasion de parler de l’actualité du pays. Un soir de juillet 2010, nous fûmes servis par une jeune fille de treize ou quatorze ans qui parlait le mina, notre langue maternelle. Nous sûmes qu’elle était togolaise, et son âge qui contrastait parfaitement avec ce travail qu’elle faisait nous choqua. Au bout de trois semaines, nous connûmes son histoire. Elle avait été amenée à Bamako par sa tante à qui son père l’avait confiée avant sa mort, la tante avait promis de l’inscrire à l’école à Bamako, mais une fois arrivée dans la capitale malienne elle l’a transformée en serveuse dans son bar. Le comble, sa mère, au Togo, à qui sa tante envoyait quelques pourboires à chaque fin de mois, ne voudrait plus la voir revenir à Lomé. La mère, veuve, avait ses deux sœurs et deux frères à nourrir, et ne pouvait plus s’encombrer avec elle l’aînée, c’était ainsi, elle l’aînée devait travailler pour l’aider à élever ses frères et sœurs. Nous nous regardâmes, mes trois amis et moi, quand elle finit de nous conter l’histoire. Nous projetions de monter, avec une dizaine de compatriotes, une petite association pour aider de jeunes filles défavorisées de nos familles respectives à apprendre un métier. Nous décidâmes donc d’aider la jeune fille en l’inscrivant dans une école de formation professionnelle bamakoise. Quand nous parlâmes de notre projet à sa tante, nous attendant à des compliments, elle nous fit savoir, menaçante, que si elle n’avait pas inscrit sa nièce à l’école, ce n’était pas parce qu’elle ne le pouvait pas, qu’on ne la lui faisait pas, que si ça nous grattait et qu’on cherchait des femmes, on n’avait qu’à aller au Togo au lieu de vouloir détourner sa nièce… Elle finit par une menace, s’il arrivait que sa nièce lui désobéisse sur un seul mot, elle nous tiendrait pour responsables et nous confierait à la police …
Les passagers en destination de Brazzaville via… Je fis signe à la jeune mariée toujours assise à côté de moi, la tête entre les mains, de se lever, et l’emmenai jusqu’à sa porte d’embarquement. Elle disparut, timide et fatiguée, dans la marée humaine qui l’envahit. En route vers sa nouvelle vie, celle d’une petite fille mariée à un homme trois fois plus âgé qu’elle, pour faire plaisir à ses parents, respecter sa religion, et ses traditions. Tu vois, au temps de nos grands-parents, on mariait les filles même à huit ans, et elles grandissaient chez leurs maris, une fille apprend toujours à aimer son mari, ta grand-mère a été mariée à dix ans à ton grand-père qui avait cinquante ans, elle ne l’a jamais connu avant le mariage, mais elle n’a jamais quitté son mari, elle a fait ton père, ton père t’a faite… Euh, je te maudirai, ma fille, au nom d’Allah, si tu refuses d’épouser cet homme, je te ferai brûler au septième degré de l’enfer si tu oses ne pas me faire honneur, je prends le Coran à témoin, wallahi, je te maudirai… Terre et Ciel, quelle bouillabaisse, quelles ténèbres sommes-nous prêts à préparer avec les traditions et la religion sous nos cieux !
Je me dirigeai vers le shop du hall, et payai le dernier numéro du magazine panafricain Jeune Afrique.
Quelques heures après, durant mon vol, je lisais le post-scriptum du magazine intitulé, Race et Esclavage, de l’essayiste camerounais Gaston Kelman, auteur du très provocateur et corrosif Je suis noir et je n’aime pas le manioc. Il parlait, dans le post-scriptum, de l’affaire dans laquelle avait été impliqué, en 2005, l’international nigérian Godwmin Okpara, accusé d’avoir transformé, durant quatre années, sa fille adoptive – qui lui aurait été vendue à 375 euros par le père de cette dernière, en esclave sexuelle, exposant cette dernière aux répressions de sa femme qui lui avait infligé des sévices, lui tailladant même le sexe. L’écrivain camerounais, dans sa chronique, s’est indigné contre le silence et la presque indifférence qu’avait suscitée dans le milieu intellectuel noir cette affaire, violente forme d’esclavage moderne, un milieu qui s’insurge au contraire avec toutes ses énergies contre l’esclavage pratiqué il y a des centaines d’années par les Blancs et les Arabes sur les Noirs. Ces pratiques, affirme l’auteur, s’apparentant à l’esclavage sous toutes ses formes, sont encore courantes dans plusieurs pays d’Afrique noire, où les parents, généralement pour se débarrasser des charges trop lourdes que sont les enfants, les offrent à des tuteurs aux moralités douteuses.
Je refermai le magazine sur cette chronique, et fermai les yeux, avec une conviction, mon éternelle conviction, ce continent a toujours besoin de se reconnaître. Tant que nous ne nous reconnaîtrons pas, notre histoire ne sera que déceptions, regrets et honte, parce que les erreurs, les pratiques, les habitudes… qui nous humilient le plus sont plus chez nous que là où nous avons toujours voulu voir… La voix d’une hôtesse me fit ouvrir les yeux quelques minutes après. Elle souriait, radieuse comme toute fille libre. Je pensai à ces centaines de milliers de jeunes filles noires vendues par leurs propres parents, soit sous forme de domestiques, de filles adoptives, de femmes… et qui ne connaîtront peut-être jamais ce sourire, celui de la liberté. Monsieur, s’il vous plaît, thé ou café. Thé, madame.
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